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Plus Ultra : La poésie d’Antonio de Zayas

Plus Ultra, « Plus loin », est la devise de l’Espagne, adoptée par l’empereur Charles-Quint au début du 16e siècle. Le poète Antonio de Zayas (1871-1945), dont nous avons déjà traduit un sonnet ici, en fit le titre de l’un de ses recueils, publié en 1924.

Antonio de Zayas y Beaumont, duc d’Amalfi (le duché espagnol d’Amalfi, du nom de la cité italienne, ne se rattache à aucune terre depuis que ces possessions des Habsbourg d’Espagne en Italie ne sont plus espagnoles), est un poète du modernisme, très lié aux frères Manuel et Antonio Machado. Parmi ses autres amis, on retiendra également le poète Francisco Villaespesa que les habitués de ce blog connaissent bien (après six billets de traductions) et qui a dressé de Zayas un portrait poétique : « émailleur de lyriques joyaux / que Benvenuto lui-même eût envié… » (esmaltador de líricos joyeles / que el mismo Benvenuto envidiaría…).

L’œuvre du Français d’origine cubaine-espagnole (Cuba fut espagnole jusqu’en 1898) José-Maria de Heredia (1842-1905), un maître de la poésie parnassienne de langue française, marqua fortement Zayas, qui la traduisit en vers castillans. Sa version des Trophées, du Romancero et des Conquérants de l’or parut en 1909. De plus en plus nationaliste au cours de son évolution intellectuelle, Zayas, en traduisant Heredia, affirmait ne pas se placer sous influence étrangère. On peut difficilement nier que l’inspiration de Heredia se portât beaucoup vers le monde hispanique.

Ambassadeur de carrière, Antonio de Zayas a nourri sa poésie de ses voyages, dans une veine impersonnelle, parnassienne, comparable à celle du poète français traduit par ses soins. Son recueil Plus Ultra fut écrit alors qu’il se trouvait au Mexique ; c’est une évocation de ce pays ainsi que de la Conquête espagnole en Amérique.

Les sources dont nous nous sommes servi pour nos traductions sont (1) une anthologie poétique, Obra poética, publiée par la Fundación José Manuel Lara en 2005, ainsi que (2) le recueil Plus Ultra susnommé.

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Joyaux byzantins
(Joyeles bizantinos, 1902)

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Le pont des soupirs (El puente de los suspiros)

Sur le canal d’argent que l’air doucement frise
et qui baigne les colonnades aux arches byzantines,
devant le temple d’or de Saint-Marc,
au rythme de sa rame glisse la gondole.

Sur les vieilles corniches des graves palais
où résidèrent les Doges émules des Califes
les étoiles répandent leurs scintillantes splendeurs
et les oiseaux suspendent leurs nids de cendre.

La nuit se pare de velours et pierreries ;
les tournoiements versatiles de la brise diffusent
les harmonies tamisées de la sereine mandoline ;

un parfum de rêve engourdit les lieux,
et passant sous le pont fatidique
dans sa voûte on entend des soupirs angoissés.

*

La mer Égée (El mar egeo)

Le ciel pâlit, quand sur la mer calme
se réfléchit la lune, toutes couleurs s’estompent,
et comme une corbeille de fleurs fanées
apparaît la patrie de la Vénus de Milo.

Les belles sérénades qu’écrivent avec leurs queues
dans le cristal diaphane d’invisibles Néréides
arrachent aux rires bleus des vagues
un écho comme d’Iliades et d’Énéides.

Le vaisseau va rapide aux baisers du couchant
tandis que la nuit efface le sommet du Parnasse
montrant au loin ses confuses beautés.

Dans les voiles gonflées gémit la brise légère
et, par le luth sublime du rêve évoquées,
de l’onde émergent les âmes des Muses.

*

La Propontide (La Propóntida)

Les brises, soupirant des sifflements de serpents,
glissent le long de la côte cristalline de Stamboul
et caressent les visages de gigantesques pierres taillées
qui furent hier des murailles, à présent glorieuses ruines.

Avec un roucoulement monotone, en tremblant elles sanglotent
dans les brunes tuniques de jardins oubliés ;
et s’occultant par intervalles batifolent tumultueuses,
face aux plages, des pléiades de voraces dauphins.

Alors, quand la lune scintille sur la mer Propontide
et qu’un vaisseau s’annonce de sa voile blanche,
le silence murmure le monologue du souvenir ;

et sur le dos diaphane du cheval du vent,
au-dessus des eaux traîne sa sanglante hermine
l’ombre invengée du dernier Paléologue.

*

Bechiktasch (Bechik-Tach)

Ndt. Bechiktasch, en turc Beşiktaş, est un quartier d’Istanbul situé sur le Bosphore.

L’avenue silencieuse du solitaire Bechik
festonne du Bosphore les limites ombreuses,
bordée de portes de yalis et de jardins
qui murmurent dans le soir une rumeur de prière.

Inondant le paysage de couleurs prodigieuses
et tapissant d’émeraudes les prés riants,
le soleil brode avec de vagues filigranes d’ombre
de gris liserés de dentelle sur la route blanche.

En groupes bigarrés, les femmes voilées,
oubliant les morosités et les plaisirs du harem
se promènent assises dans un lent tramway ;

tandis que, tout sourire, un eunuque éthiopien
regarde le jeune homme qui lance au galop
la joie pleine de grâce de son coursier arabe.

*

Narguilé (Narghilé)

Le fumeur en vagues réflexions s’abîme
dans un café du port, regardant le soleil couchant
décomposer dans le cristal du narguilé limpide,
en disparaissant, les polychromes nuances du prisme.

Un blanc turban ourle son fez aux teintes rouges
et, parmi l’épaisse fumée du tombéki,
comment savoir ce qu’il sent, présumer ses pensées
dans les troubles pupilles de ses yeux ?

Est-ce un satellite de la Jeune-Turquie,
un ouléma fanatique ou bien un vil espion
qu’avec prodigalité stipendie le Trésor impérial ?

Savoure-t-il de doux rêves ou l’ennui le rend-il amer ?
Lui-même ne le sait pas : et seul au milieu des gens
il célèbre son quotidien colloque avec la fumée.

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Le tombeau d’Alexandre (El sepulcro de Alejandro)

Jamais les paladins que commanda Lysandre
aux accords belliqueux des sonores clairons
ne se virent célébrés en marbres pentéliques
comme le furent les intrépides satellites d’Alexandre.

Sur la tombe du héros, d’anonymes ministres
du burin sculptèrent les rapides phalanges
qui marchèrent en triomphe du Bosphore jusqu’au Gange
au son cadencé des sistres laudateurs.

Mais le temps inexorable a défraîchi les polychromes
nuances qui ornaient aux temps heureux
la demeure funèbre de l’Arès macédonien ;

et d’elle ne reste aujourd’hui que des statues mutilées
qui de la vie éphémère et ses vaines pompes
portent à la postérité le témoignage solennel.

*

Le palais de Beylerbey (El palacio de Beylerbey)

Sur la côte où passa Darius Hystaspès,
espace cristallin du Bosphore de Thrace,
somnole le palais d’été de Beylerbey
aux porphyres veinés et jaspes rutilants.

Des chapiteaux corinthiens surmontent ses colonnes ;
ses balustres reposent sur des corniches ioniennes,
et les brises légères parviennent jusqu’à ses salons
à travers de labyrinthiques dessins de cèdre.

Les danses arabiques et les élégances hellènes
étaient là saturées des parfums que répandent
l’œillet pourpre et le magnolia de neige ;

aujourd’hui, éteint le crépitement des fêtes bachiques,
le vent, évocateur décrépit des vieilles gloires,
descend des vertes collines d’Anatolie.

*

Paysages
(Paisajes, 1903)

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Le rocher des amoureux (La peña de los enamorados)

Ndt. Paysage andalou. Il s’agit d’un toponyme de la province de Malaga.

Tête de gisant
ayant pour verte sépulture
une vallée paisible, repose
sous le cloître d’azur le haut rocher.

Son dur et rugueux
épiderme couleur de violette
conserve prisonniers
des souvenirs d’amours fatales.

Ses lignes sévères accablent
l’âme triste ;
il semble regarder et parler,
sans yeux ni langue.

Les mauresques rocs marmoréens
au clair de lune paraissent
les dos aux blanches toisons
de dociles brebis.

Entourés d’ombre,
les froids troupeaux de pierre
compriment l’âme
et réveillent le songe.

Et l’esprit exalté, confus,
admiratif est traversé par
des amours de Zaïdes sévères,
des fiertés de hautaines Zulémas,
des accords d’harmonieuses douçaines,
des tonnerres de trompes guerrières.

Ce sont des astres clairs
dans la nuit fiévreuse du Poète !
Et de sa Muse
les uniques fêtes sont
les vagues bleues du rêve
qui donnent répit aux chagrins profonds !

Moments d’oubli
de l’âme qui pense !

*

Reliques
(Reliquias, 1910)

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Prologue I (Prólogo I)

Espagnol et chrétien, par la Foi riche,
jamais je n’offusque mes yeux à scruter l’avenir
ni ne cherche à goûter les dépravations,
ni n’alambique en paroles des paradoxes.

Je m’applique à damasser l’or et l’acier,
un dire noble en un sentiment ardent.
Il fermente aussi dans le creuset étrusque,
l’hydromel des hordes d’Alaric !

Crinière flottante, tête impavide,
orgueilleux galope mon Pégase
sous le soleil des champs de Castille.

Plaise à Dieu qu’en mes vers la beauté
brille comme dans le verre de cristal
l’ambre luit des ceps de Montilla !

*

Plus Ultra, 1924

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Vasco Núñez de Balboa

Ndt. Conquistador espagnol qui traversa l’isthme de Panama et fut le premier Européen à voir l’océan Pacifique. Voyez Les Conquérants de l’or de José-Maria de Heredia : « Et quand Vasco Nuñez eut payé de sa tête / L’orgueil d’avoir tenté cette grande conquête… »

La « malheureuse princesse » dont il est question à la quinzième strophe est Jeanne la Folle (Juana la Loca), fille de Ferdinand et d’Isabelle, et mère de Charles Quint, très éprise et jalouse de son mari, Philippe de Habsbourg, et très affectée par la mort de ce dernier en 1506. Les « couronnes », au pluriel, sont celles de Castille et d’Aragon.

La fin du poème évoque le Canal de Panama (« l’Isthme brisé par Mercure »), inauguré en 1914.

En une province de chênes vermeils
donnant un fruit amer, une écorce utile,
avait ses nobles quoique pauvres lares
ce capitaine au courage insolite
qui, au mépris des dangers de la mer
et en lutte contre une nature hostile,
planta sur le rivage d’un océan inconnu
les étendards royaux de la Castille.

De teint brun, les yeux pénétrants,
le sourire à la fois affable et dédaigneux,
le visage trahissant la volonté
de commandement dont déborde son esprit,
le regard perdu sur les chaumes
dans la caligineuse lumière du soir,
rêvant de gloire et de liberté,
Vasco franchit le seuil de sa vieille demeure.

Défraîchi le velours de son tabard,
Oxydés les ergots de ses éperons,
il confie son avenir à la lente
voilure d’une intrépide caravelle.
Et comme s’il était misérable bâtard
ayant perdu tout espoir d’une part d’héritage,
il part affronter les chocs de la fortune
sans autre défense que l’estoc paternel.

Esprit fertile, volonté forgée
par le marteau d’une jeunesse pauvre,
avec l’humeur joyeuse d’un bon camarade
aplanissant les difficultés, le caudillo
escalade des rocs, nage dans des marécages,
décharge son arquebuse, ébrèche son couteau,
étanche sa soif à des sources vénéneuses,
s’extirpe des anneaux des serpents.

Il se couche la nuit au flanc de falaises
percées d’antres lugubres,
dort bercé par le rugissement des bêtes
et se réveille mordu par des reptiles.
Hostiles au passage de son armée, il traverse
prairies, fleuves, forêts, cordillères
et creuse à ses acolytes des sépultures
dans la boue des jongles fétides.

Au bord de traîtres sables mouvants,
il forme en cercle les chevaux
dont les sabots et la peau
se gangrènent sur des chemins horribles.
Il contourne d’assourdissantes cascades,
s’enveloppe d’infectes guenilles,
soulage sa faim avec d’âpres racines,
lave ses blessures dans de troubles marais.

Bientôt il contrecarre – le ciel ayant voulu
le prédestiner à cette héroïque entreprise –
les calculs avaricieux d’Enciso
et le funèbre horoscope de Nicuesa.
Et dur à la souffrance, concis dans le commandement,
rapide au combat, circonspect dans l’assaut,
sans trêve il élargit ses horizons,
fendant des rochers, abattant des bois.

Le pied sûr, l’âme impavide,
alerte la nuit, avançant le jour,
avec dans l’âme la foi du Nazaréen
et sur les lèvres le nom de Marie,
il oppose au découragement de ses gens
le mors de son énergie d’airain,
en flattant leurs tympans
d’une source sonore d’où jaillit l’or et la prospérité.

Source illusoire, de bouche en bouche
répétée par cent générations,
poussant à de téméraires exodes
des bandes entières de lions hispaniques.
Source mensongère dont l’eau caresse
des filons mirifiques d’or et de saphirs,
aiguillon d’Alcides et de Persées
d’Europe chargés de trophées.

Mais Dieu ne voulut point punir
cette énorme jactance par l’échec ;
il voulut que le monde gardât pour toujours
la mémoire de l’Espagne aux régions du Ponant.
Et ce fut par un calme soir d’automne
que, ralenti, le pas vacillant,
Vasco vit depuis un sommet escarpé
le soleil plonger dans une mer inconnue.

Immense et vierge mer ceignant
les volcans des îles nippones,
aérant de brises salutaires
l’éden réservé à Magellan,
et louant éternellement les titans
qui écrivirent cette odyssée hispanique
en subjuguant les bourrasques et les bas-fonds
de la quille immortelle de leurs vaisseaux.

En voyant ce panorama superbe,
oubliant les ronces du chemin,
le cœur fort du héros s’enflamme
et d’une foi sublime, tombé à genoux,
il acclame avec ferveur sa Patrie et son Roi,
lançant au ciel des yeux émerveillés.
Car c’est à la grâce de Dieu, non à son propre effort
qu’il attribue ce miracle !

À peine la naissante aurore
a-t-elle revêtu de voiles blancs l’horizon
que l’armée rédemptrice
descend les flancs du mont.
Elle surprend dans les taillis et précipices
une faune rugissante, une flore émolliente,
et va poser le pied sur la mouvante ligne
que dessinent les vagues sur la plage.

Et quand, annonciateur de la nuit obscure,
surgit l’astre du soir, Vasco,
cuirassé son torse herculéen
et son front capable casqué de fer,
résolu brandit de sa main dure
qui abattit plus d’un chêne en son enfance
le drapeau de Castille en entrant jusqu’à la poitrine
dans le lit profond de cette mer nouvelle.

Clamant le nom des trois Personnes
de la Divine Trinité
vers l’immense azur qui sillonne
les différentes zones du globe d’un doux murmure,
il offre sa merveilleuse découverte aux couronnes
posées sur le front de Saint Ferdinand,
alors parure de malheureuse princesse
prise de mal d’amour et langueur.

Donnez la gloire, Seigneur, à l’acharné
capitaine qui dans ses jours précaires
conjura les perfidies et vexations du sort
par des flagellations et des oraisons :
et immolé dans l’ergastule d’Acla
par la couarde jalousie de Pedrarias
a légué à la postérité un nom
qui vivra tant que des hommes vivront.

Donnez-lui aussi de pouvoir, sur l’immense
piton de l’Isthme brisé par Mercure,
voir son effigie copiée sur le chenal
unissant les mers de Valdivia et de Soto :
et donnez aux jeunes peuples de l’Ouest
de faire devant son image le vœu
de semer chez les enfants d’Amérique
l’amour des exploits espagnols.

*

Bernal Díaz del Castillo

Ndt. Conquistador espagnol et chroniqueur de la conquête du Mexique dans son Historia verdadera de la conquista de la Nueva España (Histoire véridique de la Conquête de la Nouvelle-Espagne), qui fut traduite en français par le poète José-Maria de Heredia.

Le « dieu bifront » est Janus, dieu à deux faces, comme la destinée, qui réserve du bon et du mauvais. La « sage industrie de Cadmos » est l’écriture, Cadmos ayant selon la légende introduit l’alphabet en Grèce.

Ce fidèle chroniqueur, cet homme de guerre,
dont l’indocte plume semble un rameau
d’agreste romarin ou de genêt sauvage
d’une colline parfumée par l’air de la montagne :
par l’air montagnard de la terre hispanique
qui convertit en colosse l’enfant le plus chétif,
donne force aux poings, noblesse à la contenance
et bannit de l’âme les passions viles.

Ce soldat audacieux qui sait se servir de son bras,
aiguise son regard et subjugue ses nerfs
dans la guerre contre les superbes caciques aztèques,
que Cortès en de profonds abîmes précipite,
ne récite point en vers les exploits qu’il observe
mais les raconte en prose, écrivant lentement,
sans réminiscences de l’art d’Horace
ni des préceptes du Stagirite.

Familier avec le dieu bifront,
contemplant avec équanimité les revers et les prouesses,
il se consume dans les déserts, se restaure dans les prairies
et voit à chaque aurore un horizon nouveau.
Et se liant d’amitié pour Clio sur les monts,
il arrange ensuite dans la forêt les souvenirs
qui couchés sur le papier le feront rival d’Hérodote
et digne de foi comme Xénophon.

Le concept juste, l’émotion vibrante,
le jugement impartial, le ton modéré,
ses récits libres d’envie et de colère
ont la pureté d’un bleu matin
et coulent diaphanes comme l’eau d’une source
en ruisseaux sur les flancs d’un vallon vert,
imprégnés d’une odeur de romarin,
d’une couleur d’œillet, d’une saveur de pomme.

Sa mémoire claire n’oublie ni ne ment ;
la rudesse même de ses expressions
sait s’emparer des cœurs,
comme jamais ne le fit un discours éloquent.
À la manière d’un homme des champs il dit ce qu’il sent :
à la manière d’un gentilhomme il sent ce qu’il dit,
sans que jamais ne se mêle à ses commentaires
la basse flatterie ni l’insulte malsonnante.

Sa plume conte ce que fit le fer
explorateur obstiné des sylves et marais,
avec la lucidité d’un bon paysan,
la spontanéité d’un bon chevalier.
Et, tête ferme, cœur entier,
disert dans les armes et profane dans les lettres,
il agrémente la vigueur du soldat, la foi du chrétien
des plaisanteries de l’aventurier.

Béni soit cet hidalgo aux vues sagaces,
au tact prodigieux et à l’oreille alerte,
qui par la sage industrie de Cadmos a su
dépeindre la conquête de la Nouvelle-Espagne.
Gloire au bon soldat, honneur au chroniqueur
qui interprète les exploits espagnols
avec l’austérité d’un anachorète
et la certitude d’un évangéliste !

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Devant le portrait d’une religieuse (Ante el retrato de una monja)

Ndt. La coiffe religieuse de « fleurs tropicales » renvoie à l’art pictural de Nouvelle-Espagne des « religieuses couronnées » (monjas coronadas, voyez le tableau ci-dessous à titre d’exemple) où des religieuses de renom sont représentées avec de grandes couronnes de fleurs.

La nonne dont il est question dans le présent sonnet n’est pas aisée à identifier, pour le profane que nous sommes : il pourrait s’agir de María Luisa de Toledo, fille du marquis de Mancera, vice-roi de Nouvelle-Espagne (cf., dans le poème, « sa mère la Vice-Reine »), mais elle prit le voile à Madrid et internet ne semble pas connaître un portrait d’elle en religieuse couronnée.

Le « Palais du bon repos » est le royal Palacio del Buen Retiro à Madrid.

Pourquoi cette vierge que je vois parée
d’un jardin de fleurs tropicales
a-t-elle adopté cette coiffe
plutôt que la césarienne pourpre de Tyr ?

Pourquoi, si elle sut hier arracher
plus d’un soupir à de noctambules troubadours
ou rendre fous de splendides seigneurs
dans les fêtes du Palais du bon repos,

ne peigne-t-elle plus aujourd’hui les cheveux dorés
qu’auprès de sa mère la Vice-Reine
elle montrait, contour de son teint de rose ?

Parce que Celui de qui vient toute beauté
en hâte est passé par ces bocages
et lui donnant la main la nomma son épouse !

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Vers de Saint Jean de la Croix, traduction française par Jacques Ancet.

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Photo : Madre Águeda Bárbara de San José, anonyme, 1765. Source : Banco de la República de Colombia (banrepcultural.org). Ce tableau montre une monja coronada sur son lit de mort mais il existe aussi des portraits vivants, comme celui que décrit Antonio de Zayas.

Le passage d’Alaric et autres poèmes de James Rennell Rodd

Le poète James Rennell Rodd (1858-1941) appartenait au cercle d’Oscar Wilde à l’Université d’Oxford. L’auteur du Portrait de Dorian Gray, qui n’était à l’époque connu que pour des poèmes, rédigea une longue préface au premier recueil de son ami, Rose Leaf and Apple Leaf paru en 1882, dans laquelle il expose sa propre théorie poétique, un texte qui présente donc un intérêt majeur pour les spécialistes et amateurs d’Oscar Wilde. Cette théorie est d’ailleurs purement et simplement celle de ce qu’on appelle en France le mouvement parnassien, ou de l’art pour l’art, et qui reçut en Angleterre le nom d’« école esthétique ».

Plus tard, Rennell Rodd désavoua cette préface, expliquant qu’elle ne représentait pas ses propres vues, et chercha à la retirer des éditions postérieures de son volume ; il se pourrait que le procès de Wilde en 1895 ne fût pas pour rien dans ce reniement. Il est avéré que Wilde relut les poèmes du recueil et suggéra des changements (il obtint notamment le retrait de deux poèmes). – Bien que les poèmes de Wilde sortis en recueil en 1881 eussent reçu un bon accueil, le célèbre écrivain se laissa dissuader de poursuivre dans la poésie. Cette partie de son œuvre est aujourd’hui relativement méconnue par rapport à son théâtre et à sa prose, à l’exception de la Ballade de la geôle de Reading sortie en 1897, qui passe pour un chef-d’œuvre de la poésie de langue anglaise. Wilde a écrit peu de poésie, pour ainsi dire pas du tout, entre ses premiers poèmes et son chant du cygne qu’est la Ballade. La réussite de ce dernier texte montre à quelles hauteurs il aurait pu élever la poésie anglaise s’il ne s’était laissé dissuader et avait pratiqué le genre plus assidument, mais ce qui est perdu d’un côté est gagné de l’autre puisque son œuvre en prose est certainement l’une des plus intéressantes de la langue anglaise de l’époque. Pour savoir si ce fut dans l’ensemble une perte, il faut avoir un avis sur la supériorité de l’un ou l’autre genre. Toujours est-il que Rennell Rodd était à bonne école.

Certains ont voulu voir dans ce recueil de 1882 des tendances homoérotiques. Il ne nous semble pas que les passages en question aillent au-delà de ce que l’on connaissait à l’époque sous le nom d’« amitiés particulières » entre pensionnaires d’écoles non mixtes, amitiés qui peuvent paraître à des yeux contemporains assez particulières en effet par l’espèce d’intensité sentimentale dont elles témoignent entre garçons et qui était, à l’époque, à la fois découragée, souvent, en raison de ce vers quoi elle risquait de tendre mais aussi entendue, dans des limites vigilantes, comme quelque chose d’entièrement différent de l’homosexualité. Il semble évident que la fin de la non-mixité ainsi que, d’ailleurs, de la réclusion des élèves dans la plupart des établissements scolaires a mis fin entre-temps à ce genre d’amitiés. (La dernière expression littéraire du phénomène pourrait être la pièce de Montherlant La ville dont le prince est un enfant, qui se passe dans un internat catholique et date de 1951.) Cependant, le procès de Wilde ayant levé le voile sur l’homosexualité de ce dernier, il est possible que son intervention littéraire dans le recueil de Rennell Rodd ait également consisté, dans quelques poèmes qui pouvaient s’y prêter, à tirer l’expression de l’amitié vers autre chose. Le procès de Wilde, le scandale furent si retentissants justement parce que – au-delà des poncifs sur le moralisme de la société victorienne – Wilde avait été le mentor d’une génération de poètes de bonne famille et que l’on découvrait soudain ou croyait découvrir qu’il s’était servi de cette position pour introduire dans l’expression littéraire de l’amitié par ses « disciples » des attractions d’une autre nature. De nos jours, qui dit Oscar Wilde et ami de Wilde sera bien sûr conduit sur la voie d’une certaine interprétation biographique en lisant tel ou tel passage d’un poème, mais c’est surtout parce qu’il ne semble plus possible de concevoir une amitié qui soit véritablement source d’investissement affectif entre personnes du même sexe.

À côté de la poésie, Rennell Rodd est l’auteur d’une œuvre historique et critique d’érudit, informée notamment par son activité d’ambassadeur et ses voyages. Il est en particulier l’auteur de travaux sur la Grèce, de l’Antiquité jusqu’à son temps. Ces travaux d’érudition, sa poésie, sa carrière diplomatique lui valurent d’être anobli, avec le titre de premier Baron Rennell, et de siéger à la Chambre des Lords.

Les traductions qui suivent sont tirées de trois de ses recueils, dont celui que nous venons de présenter.

Nous donnons au présent billet le titre d’un des poèmes, à thème historique, paru dans un recueil de 1891. Alaric, roi des Wisigoths, fut responsable, après le sac de Rome en 410, du premier démembrement territorial de l’Empire romain, la Septimanie, qui recouvrait au temps de sa splendeur de vastes contrées de ce côté-ci des Pyrénées, dont celles auxquelles un élu et potentat local voulut redonner le nom de Septimanie il n’y a pas si longtemps, ainsi que de larges parts de l’Espagne. S’il est permis de parler de soi dans une introduction de ce genre, par mes racines l’évocation de cette figure historique est quelque chose qui me touche, en raison de la présence tutélaire de la « montagne d’Alaric » dans les Corbières mais aussi d’un souvenir plus personnel, quand mon grand-père cherchait de temps à autre à intéresser ses petits-enfants à la langue occitane et qu’il lui arrivait alors de réciter des bribes d’un poème qu’il connaissait de quelque félibre que je n’identifie plus (était-ce Jasmin ?), poème dont le refrain ou la chute est un inoubliable Alaric cric cric

Portrait de James Rennell Rodd, lithographie d’après un dessin de Violet Manners, duchesse de Rutland, 1891. Source : National Portrait Gallery, Londres.

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Feuille de rose et feuille de pomme
(Rose Leaf and Apple Leaf, 1882)

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Dans le Colisée (In the Coliseum)

Ndt. Le Colisée de Rome était l’amphithéâtre où l’on venait assister aux combats des gladiateurs. Les galères évoquées dans le poème sont celles d’un combat nautique tel qu’il s’en organisait en ce lieu.

La nuit se dissipe ; je suis assis, seul, parmi les ruines.
En contrebas, l’ombre d’arches tombe
du noir contour de murs brisés ;
et le clair-obscur recouvre la pierre rongée par le temps
depuis une arche à mi-chemin à travers laquelle regarde la lune,
bouclier d’argent sur le bleu profond.
C’est l’heure où des fantômes se lèvent
– rangs après rangs de morts silencieux – ;
les nuages leur font un auvent déployé ;
regarde dans l’ombre avec des yeux éblouis de lune
et tu verras les convulsions des corps en souffrance
dans cette tragédie sanglante, encore et encore.
Les galères spectrales se lancent et se heurtent,
l’Empereur est sur son siège d’or,
ses doigts jouent avec les cheveux de ses femmes,
l’eau est rouge de sang à ses pieds –,
jusqu’à ce que le long cri de la chouette meure avec la nuit
quand une dernière étoile attend la lueur de l’aube.

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La tombe du roi de la mer (The Sea-King’s Grave)

Surplombant la côte sauvage, sur les confins occidentaux se trouve
le vert tumulus de l’homme du Nord, un bosquet d’ifs à son sommet.

Et j’entendis son histoire dans le vent dispersant le sel des vagues,
arrachant des lambeaux aux branches craquantes sur la tombe du roi de la mer ;

fils de ces Vikings vieux comme le monde, farouches seigneurs de la mer,
qui naviguait sur un vaisseau à proue de serpent avec la terreur de vingt épées.

Depuis les fjords de l’hiver sans soleil ils entrèrent dans la tempête glacée
jusqu’à ce que l’ombre d’Odin fût passée sur toute la surface des mers du globe

et qu’ils parvinssent aux mers intérieures, sous le ciel méridional,
et de leurs triomphaux yeux bleus vissent les princes chétifs.

Et l’on dit qu’il était vieux et royal, et qu’il fut un guerrier toute sa vie,
mais le roi qui avait tué son frère vivait encore selon la coutume des îles.

Il sortit d’une centaine de batailles et mourut dans sa dernière quête sauvage,
car il avait dit : « J’aurai ma vengeance et me reposerai après. »

Il expira lors du voyage de retour, le roi des îles étant mort ;
avait bu le vin du triomphe et sa coupe était le crâne du roi des îles.

Il parla du chant, des célébrations et de la joie des choses à venir,
et trois jours durant ils ramèrent sur une mer d’huile.

Alors un nuage se leva de la côte, soufflant la bourrasque,
et l’écume battit les rames, et le murmure du vent était fort,

comme la voix du tonnerre au loin, jusqu’à ce que l’air trépidant se réchauffât ;
le jour était sombre comme au crépuscule et le dieu sauvage cavalait dans la tempête.

Mais le vieil homme riait dans le tonnerre, son casque sur la tête,
brandissant son épée sous les éclairs, l’autre main sur la proue.

Et les flèches du dieu des tempêtes fusèrent dans les cieux saturés de flammes,
tombèrent sur son harnois usé dans les batailles et luisirent dans ses yeux incandescents,

et sa cote de mailles et son casque à cimier, ses cheveux et sa barbe rougeoyèrent ;
ils dirent : « Odin appelle » et il tomba mort.

C’est là que dans son armure ils l’étendirent pour son dernier repos,
avec son casque aux bois de renne, sa longue barbe grise sur sa poitrine ;

Son catafalque était le butin des îles, avec sous son corps une voile pour tout linceul,
et une rame de sa rouge galère, et l’épée dans le fourreau.

Ils enterrèrent son arc avec lui, et plantèrent le bosquet d’ifs
pour la tombe du puissant archer, un arbre pour chaque homme de son équipage ;

là où les falaises sont le plus dénudées, où les oiseaux de mer volent en cercles
et les rochers luttent contre les flots dans la tempête, dents grises et déchiquetées ;

où les énormes rouleaux de l’Atlantique balayent la côte et le brouillard enveloppe
la colline du tumulus herbeux où poussent les ifs de l’homme du Nord.

*

Dans une église (In a Church)

C’est ici que fut dressé le premier autel à la Vierge Marie ;
et je vais m’assoir un moment à ses pieds
car dehors le vent souffle dru dans la rue étroite
et des nuages de tempête s’amoncellent, venus de la mer.

Il est plaisant de regarder ces rustiques prier
tandis qu’à travers les carreaux voilés de pourpre tombe
la longue lumière du soir et que les murs dorés
s’assombrissent, pleins de rêves, dans la fin du jour,

jusqu’à ce que l’éclat marmoréen des colonnes s’estompe
et que leurs lignes deviennent douces, mystiques – fantômes
présidant au service des cultes changeants,
de la cyprienne déesse1 à Marie Reine.

Mais pour moi cette colonnade de l’ancien monde
semble à nouveau s’ouvrir sur des ciels bleus d’été,
ces autels s’évanouissent et sur le sol poli
je vois les lignes en damier de l’ombre et de la lumière.

Il me semble voir le Libyen aux noirs sourcils se pencher
pour rafraîchir les brûlures torturantes du fouet,
je vois les fontaines qui jaillissent et brillent,
le bruissant bercement des cyprès autour.

Mais à présent, là, ce moine aux pieds nus
est devenu l’esprit qui hante les lieux ;
Ah ! moine à robe de bure, au visage rasé,
les saints sont las du marmonnement de ta prière.

Des cloches des mâtines au lent déclin du jour
il reste assis et palpe son infini chapelet,
murmurant la cadence monotone de son credo
en dodelinant de la tête à chacune des phrases familières.

Mais si la déesse dont la blanche étoile s’est éteinte,
dont le sanctuaire fut pillé pour ce sombre autel,
pouvait regarder d’en haut ces lèvres tiennes
et entendre ton chuchotis, regretterait-elle quoi que ce soit ?

Un vague chœur vint frapper mon oreille,
et lentement depuis la distante porte d’entrée
un halo de formes grises s’approcha, telles des fantômes,
portant un mort sur son pourpre catafalque.

Un pauvre, si bien que guère plus qu’une mince fumée de bougies
ne spiralait vers le plafond à côté du suaire sans cercueil ;
un coup de tonnerre retentit soudain,
couvrant le marmottement du prêtre.

Puis les pas traînants repartirent
sous les éclairs, à travers les flaques et le vent,
et tandis que je restais derrière sous le porche
le mort voyagea dans la tempête et la pluie.

Rome, 1881

1 la cyprienne déesse : Vénus, également appelée Cypris, dont le culte était originaire de l’île de Chypre.

*

Sur les collines de la frontière (On the Border Hills)

L’obscurité s’épaississant parmi les arbres
qui couronnent les monts de la frontière,
l’air est plein des images que fait naître la brume,
formées et transfigurées dans les lueurs du crépuscule.
Qui sont ces guerriers fantômes cavalant avec ardeur ?
qu’est ce casque brimbalant, que sont ces cheveux d’or rouge,
ces lances flamboyantes, ce lointain son de cor
qui meurt emporté dans la brise légère ?

Lentement la nuit descend avec ses ailes de brouillard
sur le faîte de la colline où poussent les ifs ;
autour de leur cercle hanté par les ombres s’attarde
la rumeur d’un malheur oublié,
vieux comme la guerre de ces rois de la frontière
dans les sombres vallées en contrebas occis.

*

Longtemps après (Long After)

Je vois planer tes bras blancs
en rythme au-dessus du clavier,
tes longs cils s’abaissent, cachant
l’azur de mers en été,
les douces lèvres séparées
tremblent quand tu chantes :
je ne pouvais qu’admirer,
tu étais si belle.

Et toutes ces longues années,
le rêve est resté vivant,
je peux encore entendre ton rire,
te vois encore à mes côtés,
un lys caché sous
les vagues des cheveux d’or ;
je ne pouvais qu’admirer,
tu étais si étrangement belle.

Je garde les fleurs que tu mêlas
à ces vagues d’or,
leurs feuilles sont sèches, sans couleur,
elles ont vieilli comme notre amour.
Nos vies sont séparées,
les années sont longues, pourtant
je ne pouvais qu’admirer
et ne peux oublier.

*

“Ερωτος” Ανδρος

Le vent d’automne soupire
dans le tremble trémébond,
les hirondelles vont partir
vers les mers estivales ;
les raisins commencent à mûrir
sur la treille au-dessus de moi,
et sur mon front a battu
l’aile de l’amour.
Ô vent, si tu la vois,
murmure-lui mon chant !
Hirondelle, à sa rencontre vole
et rapporte-moi ses paroles au printemps !

*

Un rêve d’étoile (A Star-Dream)

Il y eut une nuit où toi et moi
avions les yeux fixés là-haut,
quand nous étions enfants, et le ciel
alors n’était pas si loin.

Nous regardions le sombre azur profond
derrière les carreaux de la fenêtre
et dans notre rêverie se coula
l’esprit des étoiles.

Nous ne voyions pas le monde endormi –
nous étions déjà là-bas !
Nous ne trouvions pas la pente rude
en gravissant cet escalier d’étoiles.

Et, d’abord faiblement et par instants,
puis doux, sonore et proche,
nous entendîmes l’éternelle harmonie
que seuls entendent les anges ;

Et nous trouvâmes pour te parer
maintes nuances de mainte gemme,
et maint diadème splendissant
à poser sur ta tête.

En bas, lointains et vagues,
nous apercevions les nuages épars ;
je devins une étoile filante
et tu devins ma lune.

Ah ! as-tu trouvé nos cieux étoilés ?
Où es-tu depuis toutes ces années ?
Lune de tant de souvenirs !
Étoile de tant de larmes !

*

Endymion

Elle vint à moi au milieu du jour,
penchée sur les eaux d’un lac de montagne,
où réfléchie dans les jeux des ondulements
je vis cette chose si belle, tout près.

Je vis les eaux clapoter autour de ses pieds,
leurs cercles s’agrandir et mourir,
je vis le miroir et le reflet se rencontrer
et j’entendis cette voix si belle, tout près.

Alors moi, Endymion, qui me baignais là
à moitié caché dans la fraîcheur du lac,
rejetant mes cheveux en arrière je regardai
et sus qu’une déesse parlait.

Une forme blanche, incomparable, supérieure
aux plus belles créatures de l’imagination,
la parfaite vision d’un rêve d’amour
avançait parmi les cercles de l’eau.

Elle murmura des mots doux, m’attira dans ses bras,
ses bras blancs qui longuement m’étreignirent,
et elle me conquit, consentant,
par ses charmes magiques, adorables.

Sur mon sein reposait une poitrine palpitante,
les collines vacillèrent, les bois roulèrent
car la nostalgie de ses yeux glorieux
s’empara de mon âme.

C’est seulement quand la nuit tomba
sur l’argent du lac de la montagne
et qu’entre les pins de l’agreste vallon
monta, froide et claire, la lune

que je me vis seul sur la plage irrorée –,
partie sans mot dire, ainsi qu’elle était apparue – ;
et je passai des soupirs au sommeil
avant l’aube d’un matin d’été.

Quoi d’étonnant si je ne trouve plus belles
les filles qui habitent entre ces monts et ces mers ?
si je n’aime ni ne suis aimé,
sans chercher mon bien parmi elles ?

Quoi d’étonnant si l’éclat de ces grands yeux
fait paraître froides les autres pupilles ? L’amour perdu
pour le rire franc n’a plus que des soupirs
dans les temps à venir.

Pourtant cela vaut mieux, de beaucoup ; aucun regret
en mon cœur ne peut entrer de ce doux souvenir,
seulement des soupirs pour le soleil qui se couche
derrière le lac de la montagne.

***

Mais c’était hier matin, la nuit suivante
descend lentement sur cette côte bleue ;
le silence se fait dans la lumière pâlissante,
il n’est d’autre joie que le sommeil.

– Je ne peux supporter son beau visage dans le ciel
derrière l’ondulation somnolente des arbres –,
une douce brise me baise près des yeux lourds,
reposante brise d’été.

Que signifie cette apathie de sommeil sans rêves ?
– Un brouillard passe sur le lac, sur la rive, indistincts,
jusqu’à ce que mes yeux en se fermant oublient de pleurer –
Oh, ne me réveillez plus !

*

Désillusion (Disillusion)

Ah ! que ne ferait la jeunesse
pour hisser ses voiles pourpres
et quitter les roucoulantes colombes,
le chant des rossignols,
un calme pays de bosquets,
pour les vents mugissants entrechoqués
parmi les vagues qui écument et tumultuent
sur les océans de la vie ?

Depuis les baies calmes aux sables d’argent
des torrents sauvages se précipitent
vers les rochers où sont échoués des navires,
les tourbillons où des hommes se noient.
Au loin, entourées de collines
se trouvent les portes du havre doré,
et au-delà, sans limites,
sans rivages, les mers du destin.

Ils mettent la barre vers ces lointaines contrées
dans les courants de l’été
et rêvent à des îles de fées
de l’autre côté, bien loin.
Ils ne voient que la lumière du soleil,
l’éclat de lingots d’or,
mais l’autre côté est illuminé par la lune
et la lueur pâle des étoiles.

Ils ne prendront pas gare à l’avertissement
que chaque brise rapporte de là-bas,
car l’espoir naît avec le matin,
le secret leur est caché.
Et en tourbillon indescriptible
ils passent la bouque étroite
vers la mer de la désillusion
au-delà des portes.

*

La Madonne inconnue
(The Unknown Madonna, 1888)

.

Nuit de Noël (Christmas Eve)

Étude allemande

Petite mère, pourquoi dois-tu sortir ?
Les enfants jouent près du lit blanc,
le monde à Noël est joyeux,
que vas-tu faire dans le vent et la neige ?

Ils dorment à présent à la lueur des braises,
rêvant dans leur extase d’enfants,
car des miracles se produisent la nuit de Noël :
petite mère, pourquoi dois-tu sortir ?

Les flocons tombent, la nuit est avancée.
Ô frêle figure aux pieds mouillés,
où te conduisent tes pas pressés sous les lanternes,
passant la porte des remparts ?

Il fait triste et froid où les chers défunts reposent !
même s’il fait assez clair pour y voir, grâce à la neige :
que viens-tu faire avec cet arbre de Noël
sur le petit tumulus qui sert à ton bébé de lit ?

Un arbre de Noël avec des décorations dorées ! –
Oh, comment n’aurais-je pas une pensée pour toi
quand les enfants dorment en leurs rêves d’allégresse,
pauvre petite tombe d’un enfant de douze mois !

Petite mère, ton cœur est courageux.
Tu embrasses la croix, dans la neige emportée,
t’agenouilles un moment, te lèves et repars,
laissant ton arbre sur la petite sépulture.

Tandis que les vivants dormaient près de l’âtre
et que la neige tombait sur ton jouet de Noël,
je pense que son ange a pleuré de joie,
car tu te souviens de celui qui est mort.

*

Le sortilège d’une chanson (The Song’s Spell)

Où as-tu appris cette musique ? – elle a transporté
ma rêverie vers le passé sur des chemins d’automne,
touché des cordes longtemps silencieuses, et des larmes oubliées,
rappelé d’indistinctes vallées où poussent des violettes mortes,
m’a pacifié de sa lumière crépusculeuse, comme si elle connaissait
le secret de mon cœur et avait soupiré
de sympathie, et quand elle s’arrêta
il me semblait que mon âme aussi chantait.

Où as-tu appris cette musique, pour ainsi rappeler
des pensées depuis longtemps recluses dans le silence et la résignation ?
Oh, telle devait être la musique de Blondel2 aux portes du donjon ;
ainsi résonna le chant du trouvère captif
en échos le long du rempart baigné de lune
sur un lointain rivage peuplé de légendes.

2 Blondel : Blondel de Nesle, trouvère du treizième siècle qui aurait été attaché au roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion et s’en fit reconnaître, quand ce dernier était captif en Allemagne, en chantant sous les murs de sa prison..

*

À G. L. G. (To G. L. G.)

Moins souvent, à présent, les années qui passent
ajusteront nos pas ensemble,
et rarement désormais la vieille voix
salue l’arrivée de l’hiver.

Mais l’amitié scellée en d’autres temps,
aux jours du naissant espoir,
ne quittera les chemins parcourus
pour les fumées de nouveaux caprices.

L’espoir faisait signe de toute part, mon ami,
et nous avons suivi sa lumière,
et nous avons vu la tombe, aimé les cœurs réjouis,
partagé les larmes et le rire des hommes.

Nous avons placé haut nos jeunes idéaux
et, si le but fut plus haut que notre vol,
ne pas croire était ne pas tenter
et quelque chose nous récompensera :

ce que nous avons trouvé trop difficile à atteindre,
ce que nous n’avons pu gagner,
nous attend sans doute quelque part pour nous apprendre
que la fin est le commencement.

Nous avons commis des erreurs, étant jeunes, mon ami,
mais elles ne nous survivront pas,
le pire que nous ayons fait n’était pas si grave –
le monde peut bien nous le pardonner !

Longues soient les années avant notre séparation !
Le temps fasse paisible notre amitié !
Je n’ai jamais aimé un cœur plus véridique
ni souhaité un meilleur ami.

*

La couronne violette
(The Violet Crown, 1891)

.

Ndt. Ce titre évoque « la ville à la couronne violette », Athènes, ainsi surnommée en raison des collines qui l’entourent. Le recueil est presque exclusivement consacré à la Grèce, soit antique soit plus moderne (avec notamment des chants imitant la poésie des klephtes).

.

Délos (Delos)

Nous sommes venus sur une île de fleurs
reposant dans une transe de sommeil,
dans un monde oublié du nôtre,
loin sur une mer de saphir.

Cette île n’avait point d’habitants,
et aussi loin que portait le regard
du rivage jusqu’aux terres du centre
on n’apercevait pas le moindre arbre ou arbuste.

Ses terres étaient depuis longtemps incultes
et la canicule avait asséché ses ruisseaux,
mais la vesce, la gourde et la mauve
s’étaient répandues sur les collines.

Toute l’étendue de la côte
du haut des falaises au rivage
était couverte de rouge par la profusion
des pavots, jusqu’à la mer ;

Chaque fleur pressait sa voisine,
et les calendulas pointaient au travers,
si bien que l’écarlate et le jaune
sous eux cachaient le vert.

Était-ce là le cœur d’une nation,
le premier des sanctuaires d’antan !
ce jardin de désolation,
cette ruine de pourpre et d’or ?

Au-dessus de la cuvette de roche
toiturée par des mains de Titans,
le berceau du défunt Apollon
contemple encore ses silencieux domaines.

Le lac sacré repose, solennel,
parmi une confusion d’autels tombés,
où le fût de chaque colonne brisée
est enlacé par la vigne sauvage.

Elle vit dans les rêves qui la hantent,
cette île de la naissance du Dieu-soleil,
elle vit dans les chants qui la louent,
terre la plus sacrée de la terre.

Mais les sanctuaires, sans nom, sans souvenir,
sont des ruines sur un rivage inculte,
et les idéaux morts dorment
pour toujours et à jamais.

Aussi le Printemps dans sa pitié
a-t-il caché ce fantôme de marbre,
et répandu sur la cité sainte
la fleur du sommeil et de la mort.

.

Ndt. Comme quelques autres pièces du recueil, le poème Délos est accompagné d’une note en fin de volume. En l’occurrence, il s’agit d’une entrée du journal de voyage du poète en Grèce.

« La Délos mineure, l’île sacrée, est un rocher de granit, d’une hauteur considérable dans la partie centrale du Cynthe, qui fut le berceau des deux enfants de Latone. De loin elle paraissait nue et dépourvue d’arbres, mais en approchant nous découvrîmes que c’était l’île des fleurs par excellence : partout entre les blocs de granit poussaient d’innombrables calendulas et pavots écarlates. À l’exception du gardien solitaire dans sa cabane au milieu des ruines, l’île n’a pas d’habitants réguliers, mais quelques bergers de l’île voisine de Mykonos y viennent de temps en temps avec leurs troupeaux pour les faire paître et récolter une maigre moisson. … À mi-chemin sur la pente du Cynthe se trouve la grotte, ou, plus exactement, le primitif temple troglodyte du Dieu-Soleil, probablement le plus ancien lieu de culte de la Grèce. Devant se trouve une vaste étendue de ruines, les bases et fondations de ce qui a dû former un ensemble de bâtiments aussi grandiose que le monde en pouvait montrer : colonnes tombées, corniches brisées, masses de pierres taillées et travaillées empilées les unes sur les autres dans une confusion indescriptible. … Le grand temple d’Apollon peut encore être identifié, le reste demeure objet de conjecture – De mon Journal en Grèce. »

*

Sylla dans Athènes (Sulla At Athens)

Ndt. Poème historique situé au moment de la guerre entre Rome, dont les légions étaient conduites par le général Lucius Sylla, futur dictateur, et le roi du Pont Mithridate, guerre qui donna lieu en 87-86 avant J.-C. au siège et au sac d’Athènes par l’armée romaine.

Assis sur la roche en terrasse de la Pnyx,
l’effrayant vainqueur, prêt à venger impitoyablement
la gangrène de sa nature dans le sang des hommes,
Sylla aux mains rouges. Le casque romain
obombrait son visage lépreux et ses yeux,
perçants comme ceux d’un aigle, regardaient la fauve fumée
du Pirée en contrebas couvrir le soleil,
les portes de la ville, minées, tombant l’une après l’autre.

D’une rive à l’autre, du Sounion à Thèbes,
le pays était dévasté, en sang. Le long des quais,
sinistres squelettes flottants, aux flancs calcinés,
les carcasses de bateaux fumaient. Des esclaves affamés
suant sous les coups de fouet des légionnaires,
travaillaient pour leurs nouveaux maîtres, abattant les grands murs,
les bras longs et forts d’Athènes que son Thémistocle
avaient étendus pour garder son trône sur les mers.

Car Rome avait parlé. Et la voix du destin
était celle de Lucius Sylla, et ces lèvres finement dessinées
étaient impitoyables comme la mort. Vaine toute requête
en vue d’amnistier l’outrageante rébellion, de renoncer
à sa vengeance froidement préméditée. Trop longtemps
le peuple assiégé s’était battu avec l’énergie du désespoir :
à présent, émacié par la faim, silencieux, courbé, entassé
dans sa cité condamnée, il attendait sa fin.

Quelques rares fois un groupe suppliant s’approchait –
épouses pâlies, faméliques, aux nourrissons pressés contre leurs sèches poitrines,
jeunes vierges aux cheveux dénoués, les yeux hagards – ;
elles se prosternaient à distance respectueuse dans la poussière,
se frappant le sein, lançant des bras blêmes au ciel,
des mains implorantes tendues. Mais aucune ne passa
le barrage des licteurs, et le ciel vide
recevait seul leur supplique inutile.

Les prêtres venaient ensuite, graves et courbés par les ans,
montrant les rides de leurs fronts décatis,
implorant sa pitié pour les temples antiques,
les autels des héros en tous pays renommés ;
de crainte que ne s’offense la déesse au funeste renom,
irritée d’une omnipotence usurpée.
Il écoutait indifférent ; il ne méprisait point le désespoir humain
mais leurs propres dieux n’étaient pas plus sourds aux prières.

Or, tandis qu’allaient et venaient ses capitaines
ou qu’arrivaient des messagers au front ruisselant
pour déposer les tablettes sur ses genoux, une voix,
basse mais insistante, par intermittence se faisant entendre
à travers le tumulte de midi,
toucha le réticent mystique ; une voix étrange
et cependant familière, s’imposant
à cette conscience qui luttait contre sa propre volonté.

« Lève tes yeux, ô Vainqueur, sur le toit,
doré par le soleil, du grand sanctuaire, et dis
s’il existe sur la terre un miracle pareil à celui-ci !
Le travail de la main humaine a-t-il jamais été si beau,
si assuré sur un trône, si royal ? Est-il un pays
aussi saint pour la mémoire de ses fils ?
Hélas pour l’homme, cette poussière qui respire,
dont les travaux survivent à sa prompte condamnation à mort !

« N’est-ce point ici, alors que son esprit encore à moitié informe
tâtonnait dans l’obscurité à la recherche d’un dieu qui le guidât,
tremblait à cause du tonnerre, frissonnait au milieu du jour,
que pour la première fois la pensée vivante fit jaillir le feu
éclairant les ténèbres de l’âme dormante ;
donna aux étoiles un ordonnancement dans le ciel,
fonda les racines profondes de la sagesse, montra la voie
que tous les hommes empruntent à sa suite ?

« N’est-ce pas elle qui, à l’aube des temps,
avant-poste solitaire de l’Occident, demeura ferme
quand les myriades de l’Orient innombrable
se répandirent comme le sable sur ses rives ? Seule,
elle soutint ce choc sur la plaine en croissant
qui s’étend sous ce sommet de marbre là-bas ; seules,
avant que Rome devînt Rome, ses centuries intrépides
renvoyèrent l’Orient sidéré sur les flots !

« N’est-ce pas elle qui, quand une seconde fois
ils vinrent sur des vaisseaux couvrant la mer,
quitta le toit paternel et le foyer, et dans des navires légers,
là où cette île à tes yeux rapproche les golfes jumeaux,
risqua son tout sur des murailles de bois et coula
un millier de galères dans leur charge furieuse,
renaissant ainsi de ses cendres,
elle-même le trophée de Salamine ?

« N’est-ce point ici que, dans son heure de triomphe,
les hommes donnèrent au marbre des formes si belles
que les dieux pourraient les envier, conjurèrent la terre
en teintes de crépuscule et d’aurore,
firent pulser le sang sur ses murs peints,
devinèrent les mystères du son, le rythme
et l’équilibre de l’arc et de l’angle et du motif,
si bien que l’art de l’homme fut digne du divin ?

« Ne fut-ce point ici ? – L’air cristallin n’est-il pas
vivant de voix que nul ne fera taire, voix de ceux qui enseignèrent
à la postérité la somme de ce qu’elle sait ?
Rome n’a-t-elle pas payé son tributaire
mille fois par un tribut du cœur
et usé ces marches par ses pieds révérents de pèlerine ?
Ô Vainqueur, avant que ne s’achève ce triste jour,
pour ceux qu’elle porta, pour tout ce qu’ils furent, adoucis-toi ! »

Le murmure cessa. – À présent le soleil d’automne
qui reposait sur le lointain Cyllène s’y plongea
et l’enchantement du crépuscule
flotta sur Athènes en son cercle de collines pourpres,
trônante et transfigurée. Entre chien et loup
la ville foudroyée sembla soupirer. – Il se leva,
remit l’épée dans son fourreau et : « Qu’il en soit ainsi, dit-il,
je pardonne aux vivants au nom des morts. »

*

Le passage d’Alaric (The passing of Alaric)

Ndt. Poème historique évoquant la campagne militaire du roi wisigoth Alaric Ier en Europe orientale, caractérisée notamment par le sac d’Éleusis et celui d’Athènes, en l’an 396. Or on voit dans le poème Alaric rendre hommage, devant Athènes, à la déesse Athéna et affirmer que celle-ci l’accueille, lui et son armée, en fille des Ases nordiques. Cette vision poétique paraît peu conforme à la version de l’historiographie : « En 396 il [Alaric] passa les Thermopyles et mis à sac Athènes, où les traces archéologiques montrent d’importantes destructions dans la ville. » Ceci est la traduction d’un passage de la page Wikipédia sur Alaric. Je ne sais toutefois s’il est bien permis aux archéologues d’imputer avec certitude des traces de destruction à tel événement plutôt qu’à tel autre, Athènes ayant été assiégée et mise à sac à plusieurs reprises dans l’Antiquité comme aux époques plus modernes.

Vers le Sud – à travers des pays de rêve non ravagés encore,
le long de villes blanches brillant sur les fleuves,
de jardins ombrageant des sanctuaires à colonnades,
le long de rivières habitées par les nymphes, de vallées solitaires
où la révérence des anciennes sacralités
possédait encore un silence de midi
et, inconsciente du choc des empires, la paix
régnait encore sur le monde à demi oublié de la Grèce.

Vers le Sud depuis la Thrace, le rebelle des deux Romes
avançait à travers l’aride plaine thessalienne,
l’homme du Nord invaincu : sur son casque
les ailes d’oie sauvage ouvertes en demi-lune arboraient
leur symbole princier ; ses longs cheveux blonds
tombaient sur le corselet de cuir ; – et ses Goths,
les yeux sur le mont Œta et la mer le baignant,
s’écoulaient à travers le défilé des Thermopyles.

Nul ennemi ne restait après eux. Dans un tumulus couvert d’herbe
dormait le cœur qui savait donner du cœur aux héros,
froid comme le lion rouillant sur son cimier.
Les marées d’Aulis lavaient un rivage silencieux
dont les barques avaient fui vers Chalcis ; seule Thèbes
depuis la haute Cadmée regarda cette armée passer
vers les plis rocheux du Cithéron cachant
un butin plus digne du fer d’Amal3.

À présent Éleusis était à portée du regard ;
les sacrements de la Déesse Mère n’étaient point encore parjurés
et nul rempart imposant ne murait la ville sainte.
Étincelants d’or brillaient les toits du temple, massives
étaient les nefs aux robustes colonnes ; d’antiques jardins
fascinaient les derniers pèlerins d’une foi mourante,
et dans les salles les plus intérieures
la mystique sentait encore son pouvoir de bénédiction.

En transe à demi, Alaric se tenait debout, devançant son avant-garde,
un monde de merveilles dans ses yeux bleus d’acier ;
la magie silencieuse le toucha ; à peine entendit-il
exulter la voix rauque de loup de ses braves,
pressentant le trésor amassé ; jusqu’à ce que le cri
montât des Ariens tonsurés de sa suite –
Que Dieu se lève et que Sa flamme vengeresse
purge cet affront à Son nom éternel !

Hélas pour la grande Éleusis ! sur son autel,
l’admiration d’un millier d’années,
la horde sauvage roula comme une vague fatale.
Hélas ! les merveilles d’ivoire et l’or
s’entassèrent dans les chars grinçants ! Hélas,
les marbres couverts de trophée furent détruits, et le bronze !
tandis que des hymnes de Ménades moquaient la peine de l’ancien monde,
et l’ultime feu du sacrifice se consuma.

La nuit tombée, il laissa Éleusis
faite ruine fumante et lamentation étouffée,
et sous la grande lune d’automne gravit
les degrés flanqués de tombeaux de la voie sacrée
pour atteindre avant l’aube les hauteurs de l’Aigaleo.
Alors, en contrebas, dans la plaine couverte d’ombres,
il vit la cité dont il rêvait, blanche comme l’ivoire,
dont les feux des sentinelles brillaient dans la nuit.

Lentement le jour prévalut et la lune
pâlit à l’occident, les toits à pignon prirent vie,
et sur le haut faîte de la citadelle arc-boutée
le fer doré d’une lance puissante
refléta le soleil – Athéna elle-même se levait,
en défi, défensive – ; et la cadence
d’anciennes sagas, comme des feux depuis longtemps endormis,
enflamma le vieux sang norse des baltiques ancêtres d’Alaric.

« Salut ! Le salut d’Alaric à toi, vierge guerrière de Dieu !
cria-t-il. En quel sinistre jour de bataille
ici descendue apportas-tu la renommée à ce pays !
Arrière, loups de guerre, apaisez vos épées avides,
liguez les chars ! – De cette hauteur devant nous,
la fille des Ases salue les siens !
Les combats ne profaneront point les champs de ses moissons,
et je passerai indemne les portes que défend son honneur. »

3 Amal : Un héros ancêtre des Goths.