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Hécate : Poèmes

Hécate

La tendresse reçut en toi son châtiment
Par le mépris d’un fou, devenu lycanthrope
Et qui hurle à la lune, aloubi, son tourment
Et sa rage jusqu’à la stase et la syncope.

Te mépriser, ce fut un suicide brutal,
Un reniement pervers du destin, dans la chute,
Un empoisonnement du miracle total,
Ce fut un désaveu du rêve par la brute.

Par cette déchirure a coulé tout mon sang.
J’avançais sans le voir épandu sur la route,
Et plus je m’éloignais plus je devenais blanc,
Plus je m’éloigne encore et plus marcher me coûte.

Vaincu, je suis au bout de mon triste chemin.
Tout le mal que j’ai fait, gagnant la solitude,
En elle m’assassine : un jour sans lendemain
Pour moi se lève au bord du gouffre où je m’élude.

S’il faut que ma pensée, au moment de mourir,
Vers une forme humaine investisse l’espace,
Qu’elle te voie, Hécate, et clame mon désir
De revivre avec toi le temps que rien n’efface.

*

Hécate II

Hécate, as-tu connu l’amour qu’en moi peut-être
Tu croyais dans le temps avoir déjà trouvé ?
Si je pouvais mourir de façon à renaître,
Je voudrais te reprendre, en époux relevé :

Relevé par ta main de ma peine sans âge
Quand à tes pieds aimés je demande pardon,
Je n’irais plus chercher en vagabond volage
Au hasard des chemins le bonheur de ce don.

Je sais que tu ne vis rien d’autre que tes larmes
Mais, parti, je laissai ma vie entre tes mains.
Volage, j’avais tout car comblé de tes charmes.
En partant je laissai chez toi mes lendemains.

Je t’aimais, le sais-tu ? malgré mes railleries.
Mais tu le sais, Hécate, et tu me pardonnais
Dans ton cœur bon l’absinthe et les mesquineries.
Ton cœur si bon, si tendre et doux, je le connais…

Puisse un ange clément te dire que ma plume
Atteste le respect de notre souvenir.
Ton cœur bon a connu par le mien l’amertume
Sans raison… je t’aimais, et veux te revenir…

Ô si je le pouvais, si je savais la route
Pour à tes pieds enfin sans fard m’humilier,
Je le ferais, Hécate, et te donnerais toute
Mon âme qui ne peut ni ne veut t’oublier.

*

Hécate III

Quand j’étais si content, je partis sans raison…
Hécate, tes baisers avaient un goût de rose
Et j’en étais comblé… Quelle bien douce chose
Que d’être dans tes bras à la belle saison.

Sans raison je partis, sourd à tes pleurs d’amante.
Qu’allais-je donc chercher que tu ne donnais pas ?
Je l’ignore ! et l’asphalte ébranlé par mon pas
Se tait : qu’allais-je donc chercher dans la tourmente ?

Où me suis-je perdu, solitaire et glacé ?
Hécate, bonne amie à mon cœur toujours chère,
Montre-moi dans ces bois ténébreux la lumière,
Ne me laisse pas seul, par le froid terrassé !

J’ai peur, je suis perdu, comme un enfant qui pleure
Je ne sais où trouver du secours dans la nuit :
Montre-moi le chemin sablonneux qui conduit
Vers ta maison où flambe un bon âtre à cette heure !

Je ne sais où je vais, je vais choir dans un trou,
Dans des sables mouvants : que ta bonté me sauve !
À mes cheveux se prend un vol de souris-chauve,
Mon cœur bat la chamade et je cours comme un fou !

Hécate ! j’avais tout avec toi, je t’implore,
Rends-nous notre jeunesse avec un long baiser.
Je ne peux plus courir, je vais agoniser…
Tout ce que j’ai, prends-le, prends puisque que je t’adore !

*

Hécate IV

Hécate, au bord du fleuve aux ondes scintillantes,
Dans le soir d’une ville onirique d’or blond,
Nous parlions poésie, en notre âge profond,
Et je t’improvisais des rimes bégayantes.

Mais surtout nous étions l’un contre l’autre, émus.
Mon cœur, si j’avais su ce que serait ma route,
Tu m’aurais vu pleurer, sans laisser une goutte,
Toute l’eau de mon corps et des viscères mus.

Si j’avais su qu’un jour ces moments de tendresse
Seraient dans ma pensée un paradis perdu,
Tandis que, les goûtant, j’y croyais voir mon dû,
Je me serais jeté dans les flots, de détresse.

Trop naïf et léger pour saisir que nos pas
Après nous fermeraient l’huis des châteaux magiques
Et que je m’avançais vers les déserts tragiques
Où l’amour, appelé, ne se retourne pas.

*

Hécate V

Hécate, mon amie adorable, ma mie,
Ma seule amie, écoute, écoute ma chanson.
Si tu ne réponds pas bientôt à mon frisson,
Je n’ai plus qu’à subir une lobotomie.

Si je m’en suis allé, c’est sans savoir pourquoi !
Sans savoir que le monde immense est une eau glauque,
Un marécage où rote un borborygme rauque,
Quand ta chambrette avait tout ce qu’il faut pour moi.

Ta chambre où l’on pouvait juste mettre une chaise.
(Sans doute devais-tu pâtir de tes voisins,
Le monde étant ce trou grouillant de rats malsains,
Mais je n’en ai rien su, tant j’étais à mon aise.)

Mais je m’en suis allé, confessant en ce jour,
Quelques lustres plus tard, effondré, que j’expie
Depuis lors cet abus abominable, impie.
Écoute, si tu peux, cette chanson d’amour.

La chanson que j’ai mis si longtemps à comprendre…
Si nous ne pouvons plus retrouver la candeur
De notre âge profond, sa délectable odeur,
Laisse-moi dans l’abîme éthéréen descendre.

Je ne chercherai plus ce que j’avais en toi.
Si la vie au-delà de tout retour possible
T’a corrompue, Hécate, étoile marcescible,
Reviens me délier de la commune loi :

Dans le sang de mon cœur je tremperai ma plume
Non pour tourner une ode à mon dernier moment
Mais pour devant tes yeux signer mon testament.
Je t’aimais mais le monde est un trou plein d’écume.

*

Hécate VI

Discussions sans fin et baisers et volutes,
Le monde autour de nous n’existait même plus.
Et baisers mais sans fin, cymbales, sistres, flûtes,
Et volutes ; le reste, additifs superflus.

Hécate, ô je pâlis en songeant à ma perte !
Je me méprise tant d’avoir abandonné
Le lilas de ta chambre à la fenêtre ouverte
Sur un monde onirique et pour toi seule né.

Sans savoir que j’allais rouler dans un abîme,
Je quittai la chambrette où Cythère éclatait,
Pour un désert sans nom ta lèvre magnanime,
Une forêt magique où l’oiseau bleu chantait.

Où vis-tu ? Que fais-tu ? Puis-je espérer encore
Te revoir ou faut-il que, sans direction,
J’avance sans savoir où se lève l’aurore ?
Et si tu n’en veux pas… quoi de ce million ?

*

Hécate VII

Si tu peux pardonner, Hécate, à ton ami,
Ne lui refuse pas cette miséricorde.
Si notre amour en toi fait vibrer une corde
Encore, ne dis pas ton cœur bon endormi.

Puis-je sans vanité croire à ta souvenance ?
Je veux me prosterner devant tous à tes pieds
Et baiser leur poussière, à mes jours inquiets
Donner rémission : que ce soit ta vengeance.

Le désert sillonné depuis ton oasis
Me laisse dans les yeux un larmoiement lugubre
Et dans la solitude égaré j’élucubre,
Mais j’ai gardé pour toi des tourmentes un lys.

Que l’eau de ta tendresse irrigue son calice,
Si tu peux pardonner à qui revient des morts.
Mais si tu n’en veux pas ou si j’ai trop de torts,
Conculque ce débris d’amour en ta justice !

*

Hécate VIII

Depuis que je comprends tout ce que j’ai perdu,
Je ne suis qu’un fantôme affamé de ta bouche.
Je n’ai plus d’existence et plus rien ne me touche,
Des baisers dont j’ai faim et soif au sang mordu.

Puisque mon âme, Hécate, errant à ta recherche,
Ne connaît plus mon corps dépouillé de ton feu,
Conculque ma dépouille inepte, c’est mon vœu :
Sur ton épaule, noir, que mon pneuma se perche.

Ou que, si ton caprice a besoin d’un golem,
Je serve en ta maison, hagard, muet, aveugle,
Brute qui sous l’effet d’un frisson parfois meugle,
Quand réentend sa chair son lointain requiem.

Que je fonde et ruisselle à côté de ton âtre,
Forme qui fut humaine et perdit son esprit,
Ou qu’avec les objets que la nuit assombrit
Je joue un vague rôle en ton secret théâtre.

Mais si le talisman est brisé, n’attends pas
Que la lune rappelle à sa pallide ouate
Le loup que doit occire une balle adéquate :
Tire quand se feront reconnaître mes pas.

Depuis que j’ai compris l’inouï de ma perte,
Je ne vois plus les fleurs qu’avec un long frisson.
Les choses et les gens me crient à l’unisson
D’aller au diable avec cette blessure ouverte.

Mon bonheur demandait près de moi ta beauté.
Je ne sais quel venin m’a corrompu la moelle
Pour avoir fait pâlir dans le ciel une étoile
Qui prodiguait sa blanche et féerique clarté.

Quel désert fatidique et nuit de l’amertume
Que ce néant rempli d’un brûlant souvenir !
Si j’avais le chemin, je voudrais revenir
À ton si tendre amour, par-delà tant d’écume…

*

Hécate IX

Le dégoût de la vie après t’avoir aimée
Sans savoir à quel point et perdue en riant,
Hécate, est si profond que ma main désarmée
N’ose pas se lever sur l’attentat criant.

Je hais le monde entier pour une cicatrice
Sur ton cœur dont je suis responsable ; je hais
Le monde pour ma lâche et frivole avarice ;
Je hais tous les regards, imbéciles et laids.

Je ne veux plus marcher que dans les nuits désertes
Où geignent, souvent crient à faire peur des chats :
Le jour, dans l’avenue aux fenêtres ouvertes,
Je sais que chacun veut me couvrir de crachats.

*

Hécate X

Hécate, qui pourrait dire la nostalgie
Que j’ai des arcs-en-ciel de ta blanche magie ?

Et l’amertume en moi depuis, longtemps après,
D’un gâchis trop futile et triste, et les regrets ?

Quand je me reposais sur toi de ma faiblesse
Et prenais de la force en aimant ta tendresse,

Quand j’épanchais mon cœur en mots tendres ou fous,
Car l’avenir était un mystère pour nous

Et nous ne savions pas ce que serait la vie,
La colline des jours pas encore gravie,

Je voyais alors mal à quel point ton cœur bon,
Présent du ciel, était ma bénédiction.

Quel perfide serpent voulut cette infamie :
Me jeter loin de toi, loin de ma seule amie ?

Ai-je en moi ce principe infernal de tourment ?
Cherchai-je à me tuer en niant mon serment ?

Quoi m’a jeté transi dans cette solitude,
Quand j’avais devant moi l’huis de ta plénitude ?

Et ce silence noir qui dévore mes cris,
Ta voix en fera-t-elle un jour mille débris ?

Le printemps n’a pas eu de mes mains sa couronne,
Donne-moi d’encenser de myrrhe cet automne…

Si tu peux pardonner une âme au désespoir,
Veuille que mon adieu ne fût qu’un au revoir…

Hécate, du bonheur je n’ai nulle autre idée
Que celle qu’à ton cœur aimant j’ai demandée.

Je ne sais pas ce qu’est sans ta main le bonheur,
Je n’ai d’autre raison que t’aimer dans mon cœur.

*

Hécate XI

Dans le nectar des dieux avoir versé l’absinthe
Pour ces lèvres de rose exquises, de corail,
C’était l’œuvre d’un fou, d’une raison atteinte :
Je suis cet égaré, ce vil épouvantail.

D’autres souffrent la nuit de cauchemars horribles,
Quand ils dorment, mais moi c’est en me revoyant
Dévaster, sans égard pour ses bontés sensibles,
Notre amour que je tremble et fuis l’alp effrayant.

C’est la réalité qui me fige, me glace,
Qui me fait supplier la nuit par où sortir
D’un monde où je ne peux avoir la moindre place,
Banni pour ce méfait malgré mon repentir.

Hécate était la coupe oblongue, améthystine
Où le divin nectar d’opale étincelait,
La nymphée hiératique et chryséléphantine
Où la source des eaux lustrales ruisselait.

Et moi, dans ces clartés de cascades célestes,
Tel un empoisonneur funeste au sang rongé,
Je mélangeais les noirs ferments de traîtres pestes,
Remuais des venins de serpent enragé.

Que cherchais-je instillant ces basses alchimies ?
Quel doute affreux blessait mon âme de son fouet ?
Étais-je conculqué par d’immondes lamies ?
De quel démon pervers étais-je le jouet ?

Hécate aurait pu m’être un bouclier d’étoiles
Et nous serions montés sur l’Olympe, immortels.
Au lieu de quoi, la glu d’aranéennes toiles
Me livre aux crocs souillés et pestilentiels.

Et je ne sais comment me déboîter la tête
Pour mettre fin au sombre et sanglant châtiment,
Ah ! que la ténébreuse estrapade s’arrête.
Je suis maudit… Hécate, abrège mon tourment !

*

Hécate XII

Hécate, pour deux mots cruels je te pardonne.
Et pour m’avoir compris à moitié mais trop bien
– L’autre moitié pourtant était la seule bonne.
Je te pardonne tout : est-ce que ce n’est rien ?

Je te pardonne ainsi ta famille modeste
Qui me posait un cas de conscience aigu,
Car si l’amour est tout, qui peut avoir le reste
Et s’en prive, son sort est, dit-on, ambigu.

Je te pardonne aussi de t’être consolée
Sans attendre un peu plus d’autres abaissements,
Qui m’auraient fait savoir que ton âme accablée
Serait toujours à moi, même dans les tourments.

Je te pardonne enfin d’avoir cru mes manèges,
Car j’étais moins méchant que fou, mais à lier.
Je te pardonne tout car tes roses, tes neiges,
Tes satins, tes velours me font tout oublier.

*

Hécate XIII

Hécate, le bilan d’une vie après toi :
Néant, désert, l’abîme aux profondeurs glacées,
Lamentable plongeon sans comment ni pourquoi,
Dérive lotophage, amertumes brassées.

Car je laissai plié sur la table de nuit
De ta chambrette un nerf vital tiré du coude
Dans lequel je posai, me retournant sans bruit,
Le fil bleu qui, rompu, jamais ne se ressoude.

Et surtout mon dernier coup d’œil fut, par hasard,
Pour le verre de sang à moitié plein ou vide
– Je ne sais toujours pas – qui noya mon regard,
Posé comme une horloge au bord du gouffre acide.

Et puis mon dernier mot, en main le combiné
Du téléphone et toi quelque part endormie
Dans l’ailleurs, d’une voix de menteur étonné
Ce fut pour dire « Allô » dans la glace ennemie.

Et si je me souviens, si je me souviens bien,
Je t’écrivis pourquoi je devais sans attendre
Prendre un bus vers la fin du monde, dans le rien.
J’écrivis tout cela sur le mur jaune tendre.

C’est pourquoi j’oubliai, comme en un cauchemar,
Mes chaussures, sorti sans voir que mes chaussettes
Étaient trop jade, en plus, pour monter dans un car,
Et je ne trouvais pas non plus mes cigarettes.

Pas plus que je ne vis la moindre station.
Alors je retournai chez moi ; depuis ce triste
Et fatal terminus, je fis soumission
Au marais désolé dont je suis un lampiste.

*

Hécate XIV

Hécate, dans la nuit que la lune irisait
Par son ruissellement de glace étincelante,
Un sylphe sur les lys que d’or il arrosait
Voletait près de nous en notre marche lente.

Je te montrais là-bas un immense escalier
Au bout du fleuve, après un ultime méandre.
Cet escalier aux cieux d’astres, pour oublier
Les maux, montait vers où l’on ne peut plus descendre.

Tu frissonnas, pourtant ce fut notre bonheur
Que dans le ciel brillant et noir nous regardâmes,
Les portes d’un château plus haut que la grandeur
Où nous serions entrés pour y sceller nos âmes.

Je vis dans ton œil bleu des reflets d’eaux du Styx
Quand tu me le plongeas au miroir de ta grâce,
Et mon âme battit des ailes de phénix
Tombé dans la prison de nos cœurs, mer de glace.

Je comprenais hélas que ton amour vivant
Dans le tourment suivait, résigné, comme une ombre
Mes pas éthéréens, sans sourire, et le vent
Dans les feuilles du saule, et des peines sans nombre.

Amour, t’ai-je jamais, blême chauve-souris,
Fait sourire ? ai-je vu sourire ton visage ?
Un voile est sur mes yeux, épais, mais tu souris
Comme moi sous la peau, mutique cartilage !

*

Hécate XV

Je ne me souviens pas de ton sourire, Hécate !
Comme si j’en avais perdu le droit depuis
Qu’en passant mon chemin je tombai dans le puits
Que m’est la vie, obscure et vide et scélérate.

Ou comme si jamais tu ne m’avais souri
Car je fus ton supplice et non ton sigisbée :
Un serpent hypnotique à la voix enrobée
Avec qui tu marchais sur un humus pourri,

Et dont tu te vengeas en prenant cet air grave
Que déposait l’affront indigne sur tes traits,
Ne comprenant pourquoi tes multiples attraits
S’attiraient l’avanie et non respect suave.

Si je veux méditer sur cela maintenant,
Je vois bien que, frivole, inepte, sans largesse,
J’étais séduit ailleurs, par la vaine richesse,
Qui dans le bran roula mon habit de manant.

Pourrais-je jamais dire à ta douceur blessée
Que je te traitai mieux que l’on ne me traita ?
Mais si quelqu’un jamais pour mon âme compta,
C’est toi, ma sœur, ma chère amoureuse offensée.

Vive la rex-publique : Poésie de Sanz y Ruiz de la Peña II

« Sé tu mesmo,
castellano de Castilla »

Le présent billet complète nos traductions du poète espagnol Nicomedes Sanz y Ruiz de la Peña (1905-1998) ici.

Il faut comprendre le titre de ce nouveau billet comme de l’ironie. « Rex-publique » est une invention de Nicomedes Sanz (rex-pública) qui figure dans le premier des trois « romances » qui suivent. C’est un pendant au néologisme « démocrature » dont l’origine est discutée, certains, par exemple la page Wikipédia en français rédigée pour ce terme, l’imputant au sociologue français Gérard Mermet (en indiquant l’année 1987 pour premier emploi), d’autres, comme l’encyclopédie italienne Treccani (le mot existe en italien ainsi que dans d’autres langues, dont l’espagnol – democratura – mais aussi l’allemand – Demokratur), en attribuant la paternité à l’intellectuel uruguayen Eduardo Galeano (sans indication de date). Si le terme date de 1987, le concept symétrique de Nicomedes Sanz, sa rex-publique étant un mot-valise de rex, « roi » en latin, et de « république », le précède, puisqu’il est tiré d’un recueil, Blasón de espuma (Blason d’écume), paru en 1981.

Ce recueil comporte cent poèmes, dont nous avons ici traduit les nos 13, 59 et 87.

En tant que président de l’Académie de Valladolid, Nicomedes Sanz institua les « Matins de la Bibliothèque » (Mañanas de la Biblioteca) : tous les dimanches matin, de mai 1955 à juin 2009, eurent lieu dans la bibliothèque de la maison-musée Cervantès à Valladolid, siège de l’Académie, des lectures poétiques, de textes anciens comme de poèmes contemporains. De grands noms de la poésie espagnole du vingtième siècle y furent invités, à l’instar de José María Pemán dont nous avons traduit des textes ici. La durée de vie de cette institution témoigne de son succès à l’ère de la télévision et d’internet.

Les trois poèmes traduits sont des « romances ». Le romance est un « poème espagnol en vers généralement octosyllabiques (les vers pairs étant assonancés et les impairs libres) et qui traite de sujets historiques, épiques, amoureux, etc. » (Cnrtl). Dans ce sens, le terme peut être en français féminin ou masculin (le terme espagnol romance est masculin).

Portrait de Nicomedes Sanz y Ruiz de la Peña par Félix Cano Valentín, 1984.

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*

Vieux romance pour la Castille d’aujourd’hui (Romance viejo para la Castilla de hogaño)

Tu es déjà à ta place,
Castillan de Castille,
ils t’ont collé un nouvel emplâtre
pour accélérer ta ruine,
pour que tu payes sans murmurer,
que tu supportes plus d’hypothèques,
fraudes et gabelles,
outrages et mensonges
qu’ils accumulent
sur tes côtes chétives,
supérieurs à tes faibles forces
car elles sont sous-alimentées,
brisées à force de légendes
et d’histoires vides
de contenu opérant,
récitées spécieusement
en chœur de niais
ignares et demeurés
par de fourbes chevaux de Troie
prospérant sur les malheurs
qui t’accablent,
Castillan de Castille…

Ils t’ont toujours dit la même chose,
t’exaltant, victime
de leurs fraudes rhétoriques,
de leur infectieuse cupidité,
dont tu fus le marchepied
et le resteras si tu ne te dessales pas
et ne te sors une bonne fois pour toutes
de ce chevalet d’impudicité
où t’ont attaché
les politiciens et la politique,
les truands tutélaires
qui retournent leur veste
quand ils pensent que la marmite
s’évapore ou passe
des mandibules bleues
aux dynasties rouges
qui pactisent entre elles, car ils aspirent
à assouvir leur appétit dans le pré
et on leur offre sur un plateau
la paresse avec le pain,
sans qu’ils aient à se rompre le dos
pour l’obtenir…

Avant ils truquaient les élections
– mânes de la monarchie –,
ensuite ils nous donnèrent la rex-publique,
puis ils nous donnèrent des consignes…
À présent ils nous donnent des consensus
avec une malignité calculée,
tandis qu’ils entassent les prébendes
que bien sûr ils font fructifier,
pour brouter ras
nos fermes et nos vies,
car il ne s’agit de rien d’autre,
même s’ils disent tout autre chose,
se servant comme d’un appeau
de leur charité béatifique.
En somme, pour nous sauver
ils souffrent et se sacrifient.
Que pouvons-nous demander de plus,
Castillans de Castille ?…

Vieux chiens qui font peur
au troupeau avec les loups…
De peaux d’agneau
ils couvrent leurs bassesses,
pipant les dés pour l’électeur
tandis qu’ils déploient leurs serres
pour razzier les dignités,
nées dans l’indignité,
car leur dignité consiste
à donner du travail à leurs tripes
et, quand ils se sentent rassasiés,
tirer au flanc
et profiter de leurs rentes
placées dans des comptes en Suisse,
vieille leçon bonne à l’emploi,
aujourd’hui bien apprise.

Ceux d’hier et d’aujourd’hui…
Ceux qui viendront… C’est à ça qu’ils aspirent,
à récolter les moissons d’autrui,
à s’enrichir sans délai
– au cas où viendrait les foudroyer
le croquemitaine suscité –,
laissant cassés et en chemise
ceux qui les élèvent,
ce qui est ce qu’ont l’habitude de recevoir
les demeurés, les naïfs,
les pauvres lèche-cul
adulateurs…

Ils t’ont demandé la démocratie…
Tu as mordu à l’hameçon… Dieu te bénisse
comme crétin et simple d’esprit,
Castillan de Castille !
Tu dresses ton échafaud,
aiguises les lames
qui te couperont la tête
sous les rires, ignominieusement.

Ils te lâchent leurs réprimandes aux trousses
pour avoir été dans les rangs
du joug et des flèches
et des chemises bleues :
les chemises qu’ils ont enlevées
et que tu n’enlèves pas
car tu es honnête
et gardes une âme pure,
donnant des preuves de conscience,
constance et rébellion,
désertant la pitance
qui nourrit et tache le plus –
vautours qui sur la charogne
effilent leurs serres et becs…

Et la charogne, c’est toi,
Castillan de Castille,
c’est ta terre, c’est ta ferme,
c’est ton honneur et ta grandeur d’âme,
c’est la décence héréditaire
et la misère où tu niches,
sans courber l’échine
ni plier les genoux
pour qu’ils servent d’appui
aux fripouilles qui s’exercent
l’œil à voir de loin
le naïf qui approche,
et ils ne seront tes convives
que si tu payes le repas
car la fin ne sera pas autre
si tu ne te dégourdis pas, ne foudroies pas
de gibets ou de serpes
ceux qui t’incriminent
ou t’offrent des Eldorados
en faux or et percaline
pour que tu les élèves
à tes frais… Méfie-toi
des prédications véhémentes,
des promesses et des impudicités,
et dis-toi que ce sont des loups
portant des peaux de mouton qui guettent
le moment de te rouler
plus encore que tu ne l’es déjà,
s’il est possible de l’être davantage
avec tant de vilenies
qui pendent de ton âme
si muette et douloureuse,
pendant des siècles et des millénaires
saignant, castrée, timide,
à cause des buveurs
de plasma qui te rabaissent,
qu’ils s’appellent nobles, caudillos,
seigneurs de haute justice,
rois, mécènes ou bouquetins,
de ceux qui sont à la mode aujourd’hui
et cherchent à briller
sur ton ventre vide,
pour soutirer tout ce qu’ils peuvent
si quelque chose peut leur servir,
perdu dans les replis
de ton désastre et de ta ruine,
homme de la terre plane,
Castillan de Castille…

Oppose aux sicaires ton veto,
renais de tes cendres,
regarde derrière, regarde devant,
rectifie le pas,
commence à corriger les erreurs
sans perdre temps ni salive.
Il faut que soient plus efficaces
les fourches… Aiguise,
avec une fureur de sang et de moelle,
les outils flammigères,
abats-les sur ceux
qui t’écrasent et te menacent,
demandant des suffrages en or
pour des saletés opportunistes,
des folies d’imbéciles,
des escroqueries vieilles comme mes robes,
qui appauvriront plus encore
ton éminente pauvreté…

T’ont-ils donné un code nouveau
ou un onguent de pharmacie
préparé parmi les pots
avec des potions soporifiques ?
Ce sont des accords suspects
de petits caciques sophistes
qui vont faire leurs affaires,
leur trône, leur pacotille,
dont tu es le païen…
Ils te vendent, te crucifient
et, en arènes mal famées,
t’étripent avec les cornes,
détruisant ton honneur,
Castillan de Castille…

Chante les sublimes plaisirs
de la débile autonomie,
vivier de caciquisme,
discours creux et croche-pieds.
Tu auras le centralisme à outrance,
ils créeront toujours plus de bureaux,
et des légions de ronds de cuir affamés
mangeront à tes frais,
de ceux qui lèchent le poil
pour voir si l’excrétion soulage
les faims qualifiées
avec des bénédictions fructifères :
on cite des prébendes
pour amatrices de ragots,
pour bons à rien de second rang
qui en meute aboient
de joie d’attraper les restes
que leurs jettent les potentats
glanant les aboiements avec lesquels
ils mettent leur cupidité au tournebroche…

Ne flotte plus sur les arnaques,
Castillan de Castille.
Efface tout et refais les comptes,
châtie avec une rage civique,
écrase ces parasites hybrides,
fais-les disparaître de notre vue.
Rends-toi compte, Castillan,
qu’ils viennent pour toi, te cajolent
pour que tu leur donnes l’occasion
de se gorger de bons repas,
bonnes voitures, bons salaires…
Eux dépensent sans compter ;
c’est toi qui paieras,
en majorations ou pourboires.

Tu tiens la poêle par le manche
et c’est une chose connue
qu’ou bien tu assènes des coups de poêle
ou bien ils te saliront…

Refuse tout par principe,
ne donne aucun éloge, méfie-toi,
faisant une tête de chien
quand on viendra t’offrir des vengeances…
Cela leur est bien égal, à tous,
que tu souffres ou étouffes
de dettes et d’outrages,
de diminutions ou tyrannies.
Leur règle, c’est que tu les aides
à monter et, quand ils seront là-haut,
ils te demanderont encore des efforts
pour des entreprises moins licites…

Ceux qui disent seulement oui,
ils les canonisent comme parfaits crétins,
augmentant leurs portions congrues
de congres… C’est ce qui est à la mode
dans cet atelier de réparation
de virginités, d’entremetteuses…

Ils deviendront députés, sénateurs,
ils téteront à bouche que veux-tu,
avec les bajoues gonflées
de tant manger et procréer de mensonges.
Toi, tu resteras chez toi
avec ta faim de loup,
tandis qu’ils se récréeront
sans travailler… Ainsi va la vie,
même si tu cherches à te le cacher,
Castillan de Castille…

La raison est dans ta main,
impose-la, demande justice
et ne tolère plus les cataplasmes
ni les bassesses.
De nombreux siècles de peine,
beaucoup de douleur et de ruines
pèsent sur ton âme
avec une fictivité étudiée.

Réveille-toi, abrège la léthargie,
exige sans donner, provoque
l’occasion, mets-toi à ton poste,
Castillan de Castille…

Ils sont en train de dégrader l’Espagne
au nom d’autonomies…
Tu payeras la facture
si tu ne le préviens pas à coups de fouet,
car je ne trouve pas d’autre formule
aussi efficace et éprouvée
que celle que je préconise,
insistant pour que tu la suives.

Décide-toi, homme de paix,
Castillan de Castille.
Répare tes libertés.
Ton indépendance est en danger
et si tu retiens un pas
tu risques ta vie…

Tu es à ta place,
Castillan de Castille…

Envoie ces insanités au diable,
Castillan de Castille !

*

Romance de regret et lassitude (Romance de añoranza y tedio)

Retiens ton pouls, ne jette pas
au vent ta fortune et tes rêves.
Dans ce temps de ronces
mieux vaut rester tranquille,
voyant se répandre dans l’âme
absurdités et lassitude,
tandis que se dessèche la moisson
à peine arrivé février,
quand il n’y a pas encore de rumeur d’essaims
dans les brindilles du romarin
ni de petites fleurs précoces
dans les aulas de l’amandier.

C’est une mauvaise année,
cette année que nous vivons
avec un dégoût substantiel
plus que de bons désirs,
laissant trotter l’âme
dans un perpétuel abattement
en voyant comment nous tombe
le pain des mains
vers d’aristocratiques plumets
et compromis démocratiques :
l’essence renchérit, l’engrais
renchérit, ils sont plus occupés
à téter nos mamelles
stériles, ceux de l’agouvernement,
ceux des péroraisons hispides
et de la rédemption du peuple,
qu’ils couvrent de louanges toxiques
tandis que s’engraissent, croissent
sur notre blessure continûment
la fraude et les impôts.

Autant que ça et plus encore… Papiers
diaboliques et sinistres :
le tu tireras ce que tu pourras
en fouillant dans la bourse d’autrui,
fouines de publicains
mettant notre travail à l’amende
pour engraisser le trésor
impersonnel et vacant
de l’astucieux tire-jus,
pour la fraude et la corruption
grattant notre sueur
de pauvres travailleurs
qui triment dur
pour gagner leur pain,
ployés sur le sillon
avec la houe, s’usant
dans la friche aux chardons
qui poussent à l’envi
et qu’il faut arracher chaque jour
avec persistance et détermination,
sans recourir à des herbicides
inutiles… Même là
ces sans-âme nous volent
avec une paternelle inventivité…

Tout est faux, tout est triste
et malsain autour de nous,
paysan de Castille
à la récolte angélique,
qui donnes ton eau à la terre
pour remplir les riches greniers
dans une euphorie prochaine
aujourd’hui morte, exilée,
entérinée dans des mémoriaux
consignant faits glorieux,
sans occulter les pénuries,
le mal actuel, continu, endémique
pesant sur les vertèbres,
nous liquidant, nous enfonçant,
quand nous payons pour la politique
sans en manger ni en boire,
pour que s’engraissent les brochets
– éminents rastaquouères –
qui retournent leur veste,
toujours prêts
à manger à plusieurs râteliers,
à dévorer les soupes royales
que féconde notre sang
et que thésaurise notre labeur,
année après année,
faisant des millénaires…

Combien d’âges comme ça,
bataillant, mangeant mal,
la chemise déchirée,
écorchés, en guenilles,
nos illusions diluées,
nos squelettes crochés ?…

Je tourne les yeux vers le passé
– proche et lointain –,
compilant des marches
et déflorant des mystères,
où la race coule par le fond
en gloses et romanceros
filés par ceux qui
n’ont payé tribut de leurs poitrines
ni rompu leurs reins
du matin au soir, produisant
pour que grandisse le baron
et que se glorifient les bardes
chantant d’insignes exploits
qui ne sont qu’effondrements.

Ne te vante pas, Castillan,
rude et humble laboureur…
Ici tu n’as jamais rien été
et tu continues de n’être rien,
même si les sycophantes
te nomment centre
de l’honneur indivis
et fondement du droit.

Tu as toujours supporté des maîtres
qui t’ont exprimé la moelle
sans trop d’humanisme
et avec du mépris à revendre,
tantôt seigneurs de grand lignage,
tantôt royauté… Tous,
en conclave d’oppresseurs,
t’ont humilié, t’ont fait
esclave de leur avidité,
larbin de leur caste,
te raclant les entrailles,
usurpant tes efforts,
ton donner tout et ne rien recevoir,
jusqu’à perdre le souffle…

Regarde derrière toi, réveille les siècles,
ouvre des portes, déchire des voiles
et tu verras que ta grandeur
a de tout temps existé… Ce que nous voyons :
travailler la terre, souffrir,
faire le tour du même cercle,
ne jamais sortir de la misère
et mourir sur les mêmes
sillons, la houe en l’air
et la charrue répétant
sa marche à pas lent,
résigné, somnolent,
pour planter la graine
qui, si le ciel le permet,
donnera des feuilles, un bon fruit
pour servir d’aliment
non à celui qui travaille et se crève
mais à ceux qui viendront presto
en demander les résultats
avec oukases et dîmes,
du fait de quoi est nécessaire
boucher les trous
ouverts par les malins
pour que s’échappe au travers
ton travail, ta dignité,
les fondations de ta classe,
brisée et répandue,
sans chaux, sans graisse, sans bénéfices…

Continue, jeté sur le sillon,
n’arrête pas, ne regarde pas au loin,
accomplis les saints commandements,
meurs de rage et de peur,
angélise tes oraisons,
qu’on entende le chuchotement
de la prière rhétorique…
Ainsi vivras-tu content,
le corps enveloppé de désespoir,
l’âme bercée dans l’encens,
tandis que trotte le calendrier
avortant tes déroutes,
rimant ta renommée
sur les places et dans les causeries,
quand ils viennent t’halluciner
de leur art consommé et mauvaises actions…

Ils veulent adoucir tes peines,
te sortir de l’averne,
ils te farcissent de leur foutaises
et te traitent d’imbécile
dès qu’ils ont tourné le dos,
te laissant bouche-bée.
Eux voyagent, se divertissent,
naviguent à rebrousse-poil,
combinent des royaumes de taïfas1
atomisant les peuples
et, en sabbats de menteurs,
tirent le million pour cent,
pour mille et re-mille,
avec des importations ou des prêts
qu’il te faudra éponger
pour le compte du même conte.

Pour démembrer l’Espagne
faut-il payer si mauvais prix ?…

Est-il permis de s’élever
par des statuts et règlements,
d’écorcher la patrie
et ceux qui la défendent ?…

Pelés, oui, nos prédécesseurs…
Mais… Ce que nous voyons est-il mieux ?…

Tu as droit à la cajolâtrie, au vote,
tu te mets la laisse au cou
et ils disent que c’est ton mandat
qu’ils sont en train d’exercer
avec des bouffonneries féroces
et des scandales pantagruéliques…

Ton mandat, Castillan,
ton mandat… Durs coups
qu’ils nous assènent,
avec déconvenues et force injures…

Ils viennent t’implorer des louanges,
tu les leur donnes, ils repartent si frais,
martyrisent les routes :
l’office est accompli,
tu leur as servi d’étrier.
Ils chevauchent, empochent l’argent.
Ils gouvernent contre toi
et te serrent la gorge
avec des papiers, des sophismes,
des mensonges et des rodomontades ;
des raisons de mauvais aloi,
de poulailler impudique.

Les crimes restent impunis…
La loi… papier mort…
Celui qui forfait, ils le gracient.
Celui qui produit, ce niais,
ils le couvrent de taxes,
le laissant nu comme un ver,
pour qu’il digère les foutaises
dont ils le nourrissent
tandis qu’ils lui sucent le gras,
le lèchent de l’intérieur,
ce crétin, cet imbécile
qui bée devant leurs contes.

Reviens à toi, bon Castillan,
laisse cette crapule, sois sérieux,
exige tes libertés,
mets du prix à ton travail,
et qu’éclatent de colère
politiciens et parvenus,
ceux qui te plument,
font de toi leur incubateur,
te raillent, te martyrisent
et te laisseront pour mort
si tu ne mets le holà à cette euphorie
dans laquelle ils t’outragent…

Rends-leur la monnaie de leur pièce…
Gouverne, toi, qu’ils fassent eux
le travail que tu fais
sans repos… Attise le feu
de ton sang, fais-toi connaître…
Demande honneur et respect,
plutôt que de te perdre
parmi les immondices et le fumier…

Les outils de travail
peuvent mieux faire, c’est certain ;
les faux et les piques
sont des symboles manifestes.
Et tu progresseras, sans le moindre doute,
si tu leur donnes meilleur emploi…

Brandis-les… Fais qu’ils ruissellent
de lymphe rouge, abondante…
Guéris ta justice
des stigmates et mauvais torts,
refagotant l’Hispanie
avec des nœuds de fer…

N’es-tu pas las d’attendre,
triste Castillan de la vieille ?…

Arrête d’appliquer des consignes,
ne prête plus l’oreille aux fariboles,
fais lever les flammes de jadis
à nouveau, menaçantes.

En attendant, souffre et pleure,
travaille, prie, sois sage,
et que continuent de te marcher dessus
margoulins et pharisiens,
t’arrachant ta sueur
avec feintes et marchandages…
Tire des forces de la débilité
et ne dédaigne pas l’effort
ni de baisser tes chausses tuberculeuses
pour qu’ils te fessent… Oh ciel,
les raisons concluantes
mettent tes mérites à l’embauchoir,
Castillan de Castille,
sobre, recuit, ascétique !…

N’est-ce pas là ton auguste surnom ?…
Le mérites-tu ?… Je ne suis pas d’accord
et je t’invite à déserter
le passé et ce fumier
que tu habites aujourd’hui
en costume démocratique,
plus esclave civique
que barbu ibérique…

Arrête les bêtises,
lève le bras, abats le fer,
fendant des crânes malveillants,
rends-toi maître de ton effort…

Castillan de Castille,
triste Castillan de la vieille.
C’est toi qui as fécondé la patrie.
À présent tu vas
parmi des emplâtres démentiels
et des consensus alambiqués,
où une poignée de têtes de veau
maltraitent tes sentiments…

Active ta cervelle, réveille-toi…
Ton héritage le demande,
et les mânes de la race
te demandent ton bras et ton effort…

Couche-toi à Villalar2,
remets tes droits sur les rails !…

Haut les fourches et les faux,
l’esprit à l’affût.

Ne te soumets pas à leurs outrages…
Ne te rends pas, sois toi-même,
Castillan de Castille,
triste Castillan, mort
plutôt que d’abjurer ta foi
devant des épouvantails simiesques…

Politiciens et politique !…

Pour quoi demandons-nous cela ?…

Castillan de Castille,
triste Castillan de la vieille.

1 royaumes de taïfas : Le poète compare les tendances centrifuges des provinces espagnoles après la chute du franquisme au morcellement de l’Andalousie arabo-musulmane en petites royautés, les taïfas. C’est le même thème qu’au précédent romance quand il est question d’autonomie et d’autonomies.

2 Villalar : La bataille de Villalar en 1521, dans la province de Valladolid, opposa les « communes » à l’empereur Charles Quint et mit fin, avec la victoire de l’empereur, à la guerre dite des Communautés.

*

Romance de l’impatience de la Castille (Romance de la impaciencia de Castilla)

Encore une fois aux prises avec le doute,
encore une fois à mordre les alarmes,
encore à serpenter parmi les chaumes,
encore à boire des puits amers,
portant à l’extrême la glose émaciée
avec des ferments de stupeur calcinée.

Toi et moi, fragile Castille, nous nous connaissons
comme des entités en pacte discord,
partageant les déclins et les joies,
modulant les deuils et les peines
qui s’accumulent à chaque heure
en trios de passion et de cimetière.

Je suis venu ce soir te consoler,
boire ton hier, aujourd’hui pelé,
la force anguleuse de ton histoire :
Torozos, Val de Olid, Tierra de Campos,
où le soleil nourrit des yeuses phtisiques
et vibre dans les voix des oiseaux
avec un arrière-goût de blés jaunes.
Désolation et lassitude à profusion.
Tu t’es refermée sur toi dans le malheur
qui rutile dans le temps et l’espace…

Hier ?… Aujourd’hui ?… Ensuite ?… Les âges
passent avec d’éclatants mécénats,
la vie suit son cours et le destin commande,
des abîmes s’ouvrent, des failles réapparaissent
à chaque mutation des labours…
Seuls toi et moi sentons et pâtissons
une seule et même plaine monocorde,
une même tumeur à la croûte de chaux,
dans les sources où ne coule plus
qu’agonisme, converti en boue !

Je viens te revivre dans de nombreuses vies,
dans de nombreux saules aux qualités ancestrales,
de nombreuses trajectoires d’idéaux,
de nombreuses classes détrônées…

Je nourris ton histoire de mon sang antique…
Avec mon sang présent je t’ai arrosée
et je combats mes batailles sur le sillon
comme un laboureur, avec le pain rare,
apaisant ta boulimie permanente,
broutant des désenchantements postulants
de ne trouver le chemin que nous avons perdu
dans des ténèbres de fiel, nous Castillans.

Qui te donnons tout sans réserve,
le vrai d’unité, électrisé
pour tenter des chemins d’avidité,
mariant nos pas à la gloire,
le monde comme support de nos empreintes,
l’empire d’Europe pour tribune.

Nous donnons l’envol à la fantaisie,
nous nous lançons dans la grande entreprise,
tournés vers le plus ultra, élucidant des chasses
avec la quille virile de nos bateaux,
pour planter le verbe en d’autres terres,
dévoilant le mystère entrevu.

Notre foi, notre orgueil, notre courage
nous poussent jusqu’au trône de l’Eldorado…

Nous avons suivi l’étoile fulminante,
la langue déliée et le dard impatient,
donnant à la conquête détermination et désir véhément,
sous les piques de soldats intrépides,
enfouissant notre sève dans d’autres ventres :
héritages du viro castellano3
qui satura la peau du monde inconnu
arborant sa superbe et avançant,
en quête de renaissance, l’épée à la ceinture,
lance bien en main, le viatique fulminant,
les idéaux en sujétion d’amour,
avec une ténacité intacte et solidaire…

Et tout ça pour quoi ?… Pour qu’aujourd’hui
nos terres se couvrent de ciguë ?…

Nous avons vaincu au-dehors et péri chez nous…
Ils nous ont effacé notre identité,
insolites prisonniers du fisc,
exilés sur notre propre terre,
parias sans rédemption, toujours offensés,
l’âme saignant sur des friches.

Des hommes de bien, paysans tannés,
ouvriers d’atelier, des mains calleuses
empoignèrent l’épée rédemptrice,
laissant le mancheron de la charrue
pour imposer la loi au puissant,
exiger un respect légendaire,
la rage éclatant dans les consciences,
avec la Communauté élevant la voix,
la raison pour emblème substantiel,
le cœur pour régner hissé…

Jusqu’à ce que le malheur
nous pose son joug sur le cou, dédaignant
traditions, droits et justice,
souillant l’honneur de Castille,
quand la hache rouillée du bourreau
exécuta la Castille, sur son échafaud…

Villalar nous fait toujours mal, calcine
notre âme endeuillée, Castillans…

Les ruines de l’empire nous accablent encore,
nous purgeons encore l’outrage,
les siècles d’ignominie encore nous pèsent,
la rage nous étouffe encore, nous attendons toujours
que notre dur coup de poing et notre effort
nous tirent des sables mouvants où nous agonisons.

Nous sommes seuls à présent sur la brèche,
dans une enceinte de fissures et d’abattement,
les nerfs tendus par tant de vigie…
Épouvante la douleur et les désillusions
jusqu’à ce que les consciences se délivrent
et se décident à assiéger les châteaux forts
pour notre morte liberté,
pour nos chartes, pour dicter les chroniques
que notre histoire nous demande de réparer,
et en vérité il faudra que nous les réparions,
dans l’effort d’unité
qui est dans la terre en train de germer…

Ne plus ronger le frein de l’opprobre…
Il faut tourner les yeux vers le passé
et imposer notre férule puissante,
avant que ne se propagent les chefferies
et que ne se couche pour mourir notre conscience
qui trace des sillons et récolte des ruines.

Mettez vos cœurs en vigie,
la volonté sur le qui-vive, Castillans,
éveillez-vous à la lutte qui nous appelle
avec la voix du travail et de la liberté…

À Villalar a péri notre destin…
Le moment est venu de le sauver
des bras décharnés de la mort…

Hommes de bien, Castillans souffrants !…

3 viro castellano : « homme castillan » en bas latin, à moins que ce ne soit ici en espagnol médiéval ou dialectal.