Category: poésie
La roseraie du tête-à-tête : Recueil de poèmes
I/ Les chauves-souris du beffroi
II/ La roseraie du tête-à-tête (i), (ii), (iii), par le marquis de Bouchavannes
III/ Poèmes pour Hécate (i), (ii)
*
1
Quand la lune apparaît sur les bois fongineux,
Entre les noirs vaisseaux délabrés des nuages,
Dans la clairière glisse en troupeaux moutonneux
Un peuple saugrenu de gnomes lotophages.
Ils viennent pour danser, difformes et bossus,
Ivres des roses d’eau dont leurs âmes sont folles.
Les chats-huants cachés dans les vieux troncs moussus
Se taisent, affolés par ce raz d’aspioles.
Le long bourdonnement des tambourins brandis
Éprend le lumignon des yeux gais ; les grimaces
Qui leur servent d’appas les rendent ébaudis ;
Leur teint blême a l’aspect de la peau des limaces.
Dans le château de nuit, ce soir a pénétré
Le peuple des luitons par de brunes poternes.
Sur le ballet cornu s’est épandu, doré,
Un vol de vers luisants, comme un fil de lanternes.
*
2
À Dame Galatée
À votre majesté dont je suis fanatique
Je lève cette coupe ambrée, où le vin d’or
Comme un lac de montagne en combe selvatique
Miroite et l’on entend monter le son du cor.
C’est le vin d’or du Rhin : loin de vous je m’enivre,
Madame Galatée aux chatoyants cheveux.
Je bois ce vin, je bois car l’ivresse délivre,
L’ivresse oppose aux maux des beaux yeux d’autres feux.
– Raisin né pour ma soif, si bon, si bénévole,
Quand tu trempes ma lèvre altérée, entends-tu
Tout mon être qu’un long, triste automne désole
Vibrer comme une lyre et chanter, retendu ?
– Je ne suis qu’un grillon sur un pampre de vigne.
Madame, à votre auguste et belle majesté
Je lève cette coupe, en un poing trop indigne,
Et déclame, inconnu des rives du Léthé.
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1/
LES CHAUVES-SOURIS DU BEFFROI
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3
Pour l’Art
Perdus en un désert infini, sans chemins,
Plein de serpents siffleurs et de cactus humains,
Les bardes exaltés !
Plus devenaient hostiles
Les citrons épineux, les venimeux reptiles
Et plus la Muse avait pour mon chant de faveurs,
Plus s’envolaient mes vers ailés, altiers, meilleurs.
C’est comme si la pluie en ce tombeau de sable
Ne tombait que pour moi, cascade délectable.
Et la tourbe disait : « Écris tant que tu veux,
Nous ne te lirons pas ! Quand nous avons des yeux
En bon état, voilà, nous ne savons pas lire.
Et quand nous l’avons su, nous le perdons pour rire.
Et s’il fut parmi nous quelqu’un d’intelligent
Qui savait ses leçons, il gagne de l’argent,
Ce qui rend ta chanson pénible à son oreille.
Cette perte de temps, Pierrot, est sans pareille ! »
Ô toi, le maître aimé que je n’ai jamais eu,
Comme tu fusses fier si tes yeux m’avaient vu
Braver dans les déserts ces foules de babouins,
Pour l’Art ! À bas l’argent et ses vils baragouins.
*
4
Vermillons contre Zoulous
« Vermillon (s. m.) : Anglais, à cause de l’habit rouge des soldats de la Grande-Bretagne. »
Le Drakensberg ouvrait des ailes de cristal,
Andriaque éployé sur l’immensité nue
De la steppe, où son ombre omineuse et cornue
Heurte contre l’éclat du soleil, au Natal.
De quel héros le crêt sera le piédestal
Cependant qu’un python vermillon s’insinue
Dans le veld, enroulant la cuirasse inconnue
De canons sur le flanc du roc monumental ?
Le dira la fumée en tourbillons farouches,
Quand le cri de la guerre à leurs sanglantes bouches
Aura résonné, dure, immense explosion.
Les boucliers de peau voleront en lanières,
Et la lance clouera, dans la confusion
Du choc, le taffetas contre les étrivières.
*
5
Marquise
Si vous saviez les maux que j’endure, Marquise,
Depuis que mes serments envers vous, absolus,
Parce que je suis fou ne me permettent plus
De rien trouver de beau que votre mouche exquise,
Vous pleureriez, je crois, plus que je ne le fais !
Tant de larmes alors, en cascades limpides,
Couleraient de vos yeux, qu’y viendraient les sylphides
Au bord s’émerveiller hautement de ces faits.
Je suis le prisonnier d’un monde qui m’offense.
Et bien qu’il soit altier de suivre son devoir,
De tenir un serment, quand c’est sans nul espoir
La moindre haleine impure est une violence.
Et quel recueillement, d’un tel astre éclairé,
Pourrait ne point souffrir comme d’une estocade
D’un contact importun, fait à rendre malade,
De son attention sans égards séquestré ?
Car ma joie est aussi volatile qu’un souffle,
Cette extase, aussi grande et fugace que l’air.
Comme le souvenir est un sublime éther,
Il s’envole emporté par le nez d’un maroufle.
*
6
L’obstacle
Cet obstacle entre nous, Madame Galatée,
Cause que notre amour ne put être fêtée,
Ne fut point un discord entre des Montaigu
Et des Capulet, non, même le plus aigu :
C’est, ce fatal barrage, une haine de classe
Dont en mon cœur ému demeurait une trace.
Car vous avez poussé, las ! dans les beaux quartiers,
Sans palmes et plus froids que les sombres glaciers
D’Islande, sans appas pour l’âme sensitive,
Qui sont un bastion crénelé, gris, livide,
Une épaisse muraille où loin d’herbe et d’oiseaux
On couve, dans une ombre exsangue de préaux
Prestigieux, les fils de vaine bourgeoisie,
Comme si l’on pouvait semer de l’ambrosie
Dans un obscur dédale écrasant, caverneux.
C’est ce donjon qui fut l’obstacle entre nous deux.
Et le jardin, français hélas, enceint de grilles,
Où pompeusement vont dix ou douze familles
Se saluer, foulant un sable au peigne fin,
En tournant tout autour d’un filet d’eau, sans fin,
Est l’emprisonnement final de la Nature.
C’est là qu’avoir vingt ans me fut une torture.
Et si votre beauté, ce parfait diamant,
Emporte un cœur saisi soudain au firmament,
Baissant les yeux je vis sur votre tête blonde
L’ombre vaste d’un mur : ce masque est votre monde,
Je plaignis mes bosquets, mes rêves, ma chanson…
Un invincible ennui m’insufflait son poison
Devant la vision de cette barbacane
Au loin, monumental berceau de votre arcane,
Depuis les verts taillis de mes bois contemplé.
Le plus beau souvenir qui me reste, appelé
D’une page tournée, est quand, sous une arcade
Près de chez vous, auguste et sombre colonnade
– Je ne connaissais pas encore vos beaux yeux –,
Avec un bon ami poète, insoucieux,
Nous fumâmes du kif en riant : quels gens d’armes
L’auront vu, je ne sais, mais aujourd’hui ces charmes
Ont plus d’appas pour moi, hélas, que la froideur
Poussant, fruits corrompus, en funeste Elseneur.
Je ne sais si c’est moi, si c’est vous ou ma race,
Mais vous a condamnée une haine de classe.
*
7
Sous l’arcade
Après avoir fumé le kif sous une arcade,
Effrontément assis contre une balustrade,
Sans savoir où j’étais, suburbain sans crédit,
Causant avec l’ami poète que j’ai dit,
Riant comme fumeurs de kif en ont coutume,
Cinq ou six ans plus tard je venais en costume
Sur le lieu transcendant que j’avais outragé,
Et je ne riais plus, s’il était inchangé :
Le plus beau souvenir que je garde en mémoire
Fut ce jour où le kif le rendit dérisoire.
C’est pourtant là qu’était « la plus belle qui soit ».
Mais l’amour malheureux ne nous donne aucun droit
De se targuer de beaux souvenirs de jeunesse.
Mon plus beau souvenir est celui de l’ivresse.
Je reste convaincu qu’elle possédait tout
Ce que peut désirer le cœur s’il a du goût.
Mais elle était née, elle, au bord de cette arcade.
Mon meilleur souvenir : une bonne bravade.
Je ne l’ai plus revue, elle s’est fait un nom ;
Suburbain sans crédit, elle bien sûr, moi non.
J’ai perdu mon amour et la solde coquette,
Mais j’ai perdu surtout un vieil ami poète.
Suburbain, je n’avais droit qu’à ce qui m’est dû,
Le costume et l’amour sont un malentendu.
Mais un bon souvenir de franche rigolade,
C’est ce qu’un sous-urbain peut rêver, sous l’arcade.
*
8
Haine de classe
Quand Hécate souffrit à mes yeux sans pitié
De son moindre statut dans la société,
Vous-même, à votre tour, Madame Galatée,
La grandeur à mes yeux vous a désargentée :
Les beaux quartiers, ces murs pétrifiques, osseux,
Ont sur vos cheveux blonds mis leur sable glaceux,
Et la perfection qu’évidemment j’admire
Suscite contre vous, invincible mon ire.
Car je ne comprends pas que ces lugubres toits,
Qui paraissent bâtis sous de funestes lois,
Aient pu laisser pousser une si douce plante
Et non quelque roncier ou broussaille sanglante…
Et comment ce sourire éclatant peut-il bien
S’être ainsi conservé, dans l’antre chtonien
Où jamais je ne vais que de glaçants murmures
N’attestent le cœur froid de damnés et lémures ?
Comment, si ce sourire est vrai, le milieu
Ne l’a-t-il congelé, peut-il voler un peu ?
Quels sont donc les lotus qui font votre régime
Pour qu’un esprit décent ne tombe dans le crime,
Entouré de bassesse infâme, sans honneur ?
Le fait est que jamais sans un remous d’aigreur
Je ne posai le pied sur le seuil écarlate
Où, comme un médaillon sur le velours éclate,
Vous fûtes, vaporeuse, une apparition.
Un délire hanté de macération
Me maintint quelque temps, pour vous, dans la caverne,
Mais je ne trouvai point aux eaux de cet averne
Un élixir d’oubli pour plonger en vos yeux
Et rouler dans les bras d’un flot torrentueux.
Je fus chassé.
Jardins, bosquets, ô belles sources
Et ruisseaux cristallins, baignez-moi dans vos courses !
*
9
Haine de classe II
Un instinct plus puissant que toutes les carottes
Opposait mon dégoût fatal, droit dans mes bottes,
Au succès qui promet d’être de ces bourgeois
Responsables des plus dégradantes des lois.
J’avais le sentiment de leur hypocrisie
Avant que de savoir, grâce à la Poésie
Qui hélant m’emporta loin de leurs beaux quartiers.
Et j’aurais, sans scrupule, avec les cordonniers
Conspiré pour monter une ou deux bombinettes,
Si la Muse n’avait gréé les goélettes
Où je voguais, épris de brise et d’océan.
Car occupé toujours à chanter le péan
D’Apollon sur la lyre agreste de mes odes,
À peaufiner un style homérique de laudes,
Gardant sur le métier l’ouvrage de mes vers,
Je ne voyais plus rien de ce pauvre univers
Abandonné des dieux.
Que dans la solitude
Je ne trouve, assailli par quelque inquiétude
De vulgaires bourgeois, le loisir de chanter,
Je jure de tout faire aussitôt éclater !
*
10
Suburbaine Romance
J’avais une Lucinde à Sèvres
Mais c’était la fille d’un flic.
Si, prononcé du bout des lèvres,
Ce mot ne vous parle du hic,
Ne vous dit mon destin tragique,
Vous ne me comprendrez jamais.
J’ignorais le fait, pathétique,
Et j’ai souffert, car je l’aimais.
Si mes parents, plus raisonnables,
Ne m’avaient produit sous-urbain,
J’aurais aimé de délectables
Filles de banquier, de robin.
En aimant la fille d’un cogne
Sans savoir, je fus dégradé ;
Je mettais de l’eau de Cologne
Mais pour la fille d’un condé.
Ah comme je hais la banlieue,
Où cela peut vous arriver !
Moi je rêvais à la fleur bleue
Et ne peux cesser de rêver.
Or cette fille-là de bourre
Un beau jour voulut bien de moi,
Même si ma folle bravoure
Me faisait violer la loi.
Car je fumais alors de l’herbe
Et d’elle ne m’en cachait pas.
Comme le dit un vieux proverbe,
L’Amour se moque des papas.
C’est après la peine et les larmes
Que je sus que son paternel
Était roussin, fils de gendarmes,
Pour mon traumatisme éternel.
Pourquoi pas la fille d’un juge,
D’un grand d’Espagne ou d’un milord ?
Ah que m’emporte le Déluge !
Fille de flic, bougre de sort !
La fille du flic est « sortie »
Avec un poète, un rêveur…
Et corrompu sa modestie
Par des propos de débardeur.
Elle avait ce qui manque aux mièvres
Et sut me produire un déclic.
J’avais une Lucinde à Sèvres
Mais c’était la fille d’un flic !
*
11
Carte scolaire
Je suis le Sous-urbain – le Bœuf
– L’Inconsolé… De ma patrie
Je ne porte point l’habit neuf
Mais la loque la plus pourrie.
Quand les mignons des beaux quartiers
Sont payés sur leur bonne mine,
Je dois de volumes entiers
Emplir ma cervelle chagrine
Afin qu’une croûte de pain
Contente ma panse concave.
Que me fait le mauvais lopin
Que j’ai, puisque je suis esclave ?
Tout ce que j’ai ne sert à rien
Du fait que la Carte scolaire
Me marque au fer « Béotien »
Et « Prolétaire héréditaire ».
Sur cette Carte mon pays
C’est Pur-Néant, Sables-des-Âmes.
Les meilleurs chez nous, ébahis,
Ne voient que les valets des Dames.
Ils montent quartier Saint-Germain,
Assurés que leurs bonnes notes
Les y conduiront par la main,
Mais on leur fait cirer des bottes.
Ils sont, tristes humiliés
Que tant d’offenses rendent blêmes,
Par les cognes crucifiés
Leur donnant du « bourgeois bohèmes ».
(ii)
Dans la mixité sociale,
Pourquoi sont-ce les miséreux
À qui l’amitié cordiale
Me joignait et non les heureux ?
Quand elle fait que chacun pue,
Comment le gibier de prison
Ne rendrait l’âme corrompue,
Puisqu’on l’invite à la maison ?
Quand l’école est celle du vice,
Pour qui Racine est à fumer,
Quel espoir que l’on réussisse,
L’objectif étant d’assommer ?
Et tandis que l’on s’acoquine
Avec ses voisins délinquants,
Sans savoir on a pour copine
La fille de flics… trafiquants !
*
12
Sous-urbain
Paris, pour moi le sous-urbain,
C’était d’abord un délétère
Monde grouillant et souterrain,
Le métro puant sous la terre.
Ou des trains sales, cahotants,
De longs trains de gares fantômes
Dont la moins vieille avait cent ans,
Fleurant l’urine. Quels royaumes !
Et ce fourmillement hideux
Vous oppressant dès l’arrivée !
J’aurais dit « Paris, à nous deux ! »
N’eût été ma tripe éprouvée.
Ma fenêtre sur un jardin
Me manquait dans ces avenues.
C’est toujours en eau de boudin
Que partent les déconvenues.
Je n’ai jamais su quels plaisirs
À Paris se donnent les riches.
Que je remporte mes soupirs,
Je les laisse avec leurs fétiches.
Ce que j’y trouve de bon, moi,
C’est une immense solitude.
Hélas, ma voisine est – pourquoi ! –
Mégère et c’est la Multitude.
*
13
Les souterrains
« me consoler des minutes misérables qu’il faut vivre dans une voiture publique » (François Mauriac)
Un sous-urbain dans le métro,
Quelle sera sa contenance ?
Il ne peut plus comme au bistro
Cracher de la fumée en transe.
Et même accompagné d’amis,
Les oreilles sont indiscrètes,
Il sent un fardeau, s’est soumis,
N’a que des phrases toutes faites.
Car il n’est plus dans son milieu.
Inerte pantin dans un gouffre
Avec une foule sans lieu
Qui fleure l’urine et le soufre.
Et c’est pire quand, haschiché,
D’infimes détails le taraudent ;
Il voit son horizon bouché,
Des monstruosités qui rôdent.
Et l’ennui d’être là-dedans
S’exacerbe en folle épouvante :
Il claquerait presque des dents.
C’est là le progrès qu’on nous vante ?
Ne sachant même plus pourquoi
Il s’inflige cette torture
– Un livre, un film, un café, quoi ? –,
Fait violence à sa nature.
Cet entassement inhumain,
Bétaillère expérimentale,
Ce calvaire sur le chemin
Vers un peu de la Capitale !
Que n’allait-il, après les cours,
Retrouver la fille du cogne
Et d’autres, vivre ses amours
Au bord du zinc avec l’ivrogne ?
*
14
La fille du cogne
Quand j’étais sous-urbain, j’aimais
Ô j’aimais la fille… d’un cogne !
À Sèvres, non loin de Boulogne.
Je n’en savais rien, n’en peux mais.
Moi chavillois, crépusculaire ;
Tout cela devait tourner court.
C’était plus près de Billancourt,
De fait, le versant populaire,
Avec son bloc utopien,
Sa dalle « Orange mécanique »,
À quoi, pour être bucolique,
Manquait de n’être martien.
Tel fut le cadre aborigène
Où notre amour se consuma
Pour terminer dans le coma.
Je ne lui garde point de haine.
Elle fumait comme un pompier
Mais c’était la fille d’un bourre.
Fallait-il donc qu’elle se fourre
Avec un artiste… pompier ?
Je l’ai plusieurs mois fréquentée
Sans qu’elle ne dît jamais rien
De la carrière de gardien
De la paix, la grande éhontée !
Quand je pense qu’elle voulait
– Évidemment –, fille de cogne,
Le cadeau que fait la cigogne
De moi, la fille d’un poulet !
C’est la mixité prolétaire.
Je l’aimais, étant sous-urbain ;
Elle m’aimait, son chérubin,
Je suis resté célibataire !
*
15
Quand vous lirez de moi ces lignes,
Je sais bien que vous m’aimerez.
Mais vos mœurs sont tellement dignes :
Jamais vous ne m’acclamerez.
Pour me rendre ce témoignage,
Vous attendrez que je sois mort ;
Et c’est le pasquin du voyage
Que moi vivant vous louerez fort.
Sa bêtise monumentale
Vous évoque le Panthéon.
Sa verve un peu sentimentale
Vous jouera de l’accordéon.
Ce n’est pas un naïf, ô foule
Qui te perds de naïveté !
Moi-même je l’ai, cette boule
Dans la gorge, à voir la Beauté ;
Et quand j’étais épris de Claire,
C’est Gisèle que j’embrassai.
Si Claire avait tout pour me plaire,
Je n’osai lui dire… et passai.
*
16
N’était la prison sans attraits,
Je voudrais prêcher le suicide.
Au vieux qui n’est plus assez frais,
Au jeune à la vie insipide.
Mais la prison est sans appas
Et ma chanson sera donc brève.
Surtout ne vous suicidez pas :
À la fin, après tout, on crève.
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2/
LA ROSERAIE DU TÊTE-À-TÊTE,
PAR M. LE MARQUIS DE BOUCHAVANNES
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(i)
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17
Suivant nos entretiens, apprenez qui je suis,
Madame, dont l’empire est celui des sultanes
Et qui m’adorerez, vos silences instruits,
Car je suis Florimond, marquis de Bouchavannes.
Les femmes, qui souvent sont folles, me voyant
Le sont toujours, Madame. À cause de mes boucles.
Ma perruque a du chypre, et son blanc chatoyant
S’illumine au pourpoint émaillé d’escarboucles.
Sous un déguisement diapré d’Arlequin,
Je vous sus faire voir vous-même en Colombine.
Que ferez-vous, m’aimant sous les traits d’un faquin,
Quand vous saurez que j’ai des châteaux jusqu’en Chine ?
Je connais le beau monde et chacun à la Cour,
Et vous y veux conduire en voiture à ses fêtes.
Nous n’aurons plus enfin qu’à sceller notre amour
Par le descellement de vos bras sur nos têtes.
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(ii)
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18
Trésor des roses
Lidye, as-tu glané le trésor dans les roses ?
Ta main est délicate et blanche, tu ne l’oses
Car les épines font un hallier de couteaux
Sur les pétales blancs et jaunes les plus beaux
Et ta main saignerait dans les blanches corolles,
Tes larmes couleraient en noyant tes paroles…
Prends ma main, à la place, et je jure qu’alors
Je cueillerai pour toi sous les feuillages morts
Les fleurs dont une abeille indigète affairée
Saupoudra le pollen en terre consacrée
Aux dieux des jours bénis et des nuits de clarté,
Le pollen sur des doigts d’arc-en-ciel emporté…
Au ciel j’élèverai dans la coupe, Lidye,
Le philtre étincelant dont l’éclat irradie
En halo de rosée au fond de ton regard
Et qui sur ta peau claire et douce est le seul fard.
*
19
Nuage
Ô Lidye, assieds-toi sur ce nuage rose !
Je t’apporte, si jaune, éclatante, une rose
En traversant le ciel sur mon tapis volant,
Où je nous servirai du thé chinois brûlant.
Je te jouerai du luth sur les cordes nacrées
Des rayons de la lune, et tes lèvres ocrées
De rouge pompéien s’ouvriront sur tes dents
Qui sont, sortant de l’eau, des feux-follets ardents.
La vois-tu, cette rose aux flamboyants pétales ?
Rouges sont tes cheveux lorsque tu les étales
Sur ton dos pâle et nu, dans mon livre illustré
Où je lis ton histoire et ton nom est entré
Au milieu de tant d’ours débonnaires, de singes
En livrée améthyste et de fidèles sphinges
Qui servent dans les bains de tes riants loisirs,
Étoile, qui te fais belle pour quels plaisirs ?
Je ne veux plus fermer ce beau livre d’images :
Tu danses dans la ronde allègre avec des mages
Aux turbans scintillants et des oursons velus
Qui roulent-boulent, bonne amie ; et chevelus
Des elfes sont venus de la forêt profonde
S’incliner devant toi pour te bailler un monde.
Je ne veux plus quitter ce parchemin des yeux…
Si je pouvais t’avoir avec moi dans les cieux…
*
20
Jardin des faunes
Ô Lidye, acceptez ces quelques roses jaunes
Que pour vous je cueillis dans le jardin des faunes
Où pleurait une nymphe au pied d’un marronnier
Car son Panite ingrat voulait la renier :
Ses larmes en tombant dans l’herbe avec sa marche
Faisaient croître des lys et, passant sous une arche,
Elle devint glycine éclatante aux rameaux
Rouges comme la vigne et les sombres ormeaux
De l’automne…
Ô Lidye, aimez comme ces roses
La brise qui répand le pollen sur les choses,
Leurs délicats parfums dans les cœurs affligés.
Les blessures d’amour, les mépris infligés
Par les belles qui vont sans penser que leurs charmes
Inondent les chemins de rivières de larmes,
Tel est le conte ému qu’éveille ce bouquet
Cueilli dans l’épaisseur du plus profond bosquet
Quand riait la syrinx moquant ma solitude,
Mon cœur plein de soupirs et plein d’incertitude…
Je rêvai qu’un sourire à vos lèvres monté
M’ouvrait les portes d’or d’un palais enchanté…
*
21
Le dragon à la rose
Ô Lidye, acceptez de moi ces roses jaunes !
Placez-les dans de l’eau, sentez-en le parfum :
Vous entendrez couler, dans la flûte des faunes,
Un ruisseau volubile emmi l’ample nerprun.
Vos yeux illuminés de chatte, dans l’ivoire
D’un songe au crépuscule étincelleront verts,
Verts en la toison rousse iridescente et noire,
Métal de scarabée – ô vos yeux grands ouverts !
M’aimantez-vous, Lidye, à qui j’offre des roses
Pour m’avoir envoûté de sourires si bleus ?
Ô ne déclinez pas, de grâce, mes névroses
Sans un baiser, qui pleure avec moi dans les cieux !
Un baiser triste et long, long comme une rivière,
Long comme un parchemin, comme un chemin planté
De charmes, un baiser de volcan aurifère,
Un baiser dans la nuit de mon château hanté !
Hanté par tout un cirque étonnant de clowns pâles.
Un baiser d’amour jaune et la clef d’un trésor
De pirate caché dans une île aux pétales,
Et pour bain sur ta peau toutes ces pièces d’or !
Je te place, arc-en-ciel de lune, apothéose,
En un cristal magique où tangue, distendu,
Un dragon dans sa gueule apportant une rose
De toutes les couleurs du paradis perdu !
*
22
Revenant
Quand je mourrai, Lidye, amoureux sans espoir,
Moi qui vis à vos pieds, moi qui suis idolâtre,
Je ne pourrai quitter la terre, et dans le noir
J’infesterai vos nuits, fumerolle verdâtre.
Minet, dans la chambrette, affolé grondera
Quand mon pâle ectoplasme effrayant, en silence,
Agrégé lentement se réchafaudera ;
Il fuira sous le lit ma lugubre présence.
Et vous verrez alors mon fantôme flotter
Sur place comme un feu fétide de tourbière.
D’un coup vous redressant, vous que je viens hanter,
Le froid vous saisira devant cette lumière.
Vous vous rappellerez le poème angoissant
Qui vous avait trahi la noirceur de mon âme
Et ne saurez que dire au squelette glaçant
Qui sans espoir voulut que vous fussiez sa femme.
*
23
Roses jaunes
Lidye, en ce bouquet de roses printanières
Jaunes – ce sont, je sais, celles que tu préfères –,
Regarde l’arc-en-ciel de mes larmes monter
Vers le ciel où je veux avec moi t’emporter
Pour enlacer ton corps léger comme un nuage
Et te donner mon cœur lourd de soupirs et sage,
Dénouer tes cheveux roux d’ambre et de clarté
Aux parfums de halliers profonds, à la beauté
De cuivre étincelant de bouclier antique
Et, tombant en cascade auburn, en dalmatique
D’enchanteresse parthe habitant les ajoncs
Pleins d’étoiles, d’oiseaux moirés tels que plongeons,
Sarcelles et colverts, canards branchus, tadornes,
Et de taureaux pointant vers la lune leurs cornes
En meuglant outragés par les cris dans le ciel
Des vanneaux migrateurs vers les pays de miel
Et de lait sillonnant les brumeux crépuscules.
Dans l’onde un Waasensteffl amoureux fait des bulles :
Il a vu tes grands yeux dans le miroir de l’eau
Et pleure car il sait qu’il n’est pas assez beau
Pour que tu viennes vivre avec lui dans le sable
Au fond du fleuve glauque, et qu’il n’est point capable
Non plus de t’entraîner de force dans son trou
Plein d’algues ; et transi d’amour, il devient fou…
Si tu n’as point pitié de cette créature
Infortunée, au moins que ta noble nature
Ne reste point de glace en voyant un bouquet
De roses citron : viens, siège à notre banquet !
*
24
Roses blanches
Ô Lidye, acceptez de moi ces roses blanches !
Ô si vous préférez la teinte vermillon,
Je verserai mon sang en chaudes avalanches
Sur le bouquet que boit un heureux papillon.
Pour vous je viderai de leur sève mes veines,
Pour vous dont les cheveux sont des flammes d’airain,
Les yeux des diamants de volcan dans leurs gaines,
Je viderai ces poings de leur sang saphirin.
Vous convoitez les fleurs aux coupes de topaze
Qui donnent à vos yeux des reflets smaragdins
De panthère, la nuit, aux bois de chrysoprase,
Des éclairs d’œil de tigre aux immenses dédains.
Acceptez ce bouquet candide et vos prunelles
En s’opalisant d’eaux souterraines luiront
Comme un glacier caché de macles éternelles
Où gît le corps des dieux qui demain renaîtront.
*
25
La rose noire
Ô Lidye, acceptez cette rose, elle est noire
Car je suis un vampire exhumé du tombeau
Et pour ma soif d’amour il n’est rien de plus beau
Que votre cou si long et blanc au pur ivoire.
Quand mes crocs effilés y perceront deux trous,
Vous serez en mes bras une amante pâmée,
Je boirai votre sang de blonde parfumée,
Votre âme trouvera ce long baiser si doux.
Puis se lisèreront vos yeux perle d’un cerne,
Votre bouche prendra le pigment violet
Des voluptés d’onyx et le goût aigrelet
Des sucs ferrugineux dans l’ambrosie interne.
J’immortalise ainsi notre amour, tout est noir
Et vous me presserez contre vous, ténébreuse
Ainsi qu’au bord du Styx une rose lépreuse,
En goûtant les beautés blêmes du désespoir.
*
26
Roses prune
Ô Lidye, acceptez de moi ces roses prune
Car je suis un vampire exhumé du tombeau
Et je veux contempler votre corps au flambeau
En sa nudité vierge et brûlante de lune.
Que rien ne couvre plus cet ivoire veiné
De bleu cobalt et blanc marbre de sépulture
Que le sang rouge et chaud pulsé sous la texture
Irrigue et rend, au feu du brandon, satiné.
Mon sourire devant ces formes floconneuses
Trahit mon appétit délirant de nectar.
Oui, je veux vous vider de tout le coaltar
Qui comble, magma lourd, vos failles caverneuses !
Que j’aime ce volcan : votre beauté qui bout !
Tendez ce cou d’albâtre, ô fulve néréide,
Tendez aux crocs sanglants la blême chrysalide
De ce corps convulsé qui me doit donner tout !
*
27
Roses sarcelle
Ô Lidye, acceptez quelques roses sarcelle
Car je suis un vampire exhumé du tombeau.
Mon âme est noire comme une aile de corbeau,
Et ma denture blanche, éclatante étincelle.
Vous dites ne pouvoir m’aimer car je suis mort
Mais cette mort, Lidye, est pourtant bien vivante
Et j’aime les cheveux de flamme que je chante,
Et j’aime vos yeux paon qui m’ont jeté leur sort.
Dénudez-vous, j’ai froid ! ou dans la chambre mauve
Où vous rêvez le soir penchée au fenestron
Vous sentirez passer un souffle d’aquilon
Et j’entrerai soudain, volante souris-chauve !
Alors je glisserai sur mes griffes vers vous,
Mes yeux vous darderont de flammes phosphoriques…
Vous pousserez des cris de canette hystériques
Quand je me suspendrai dans votre chanvre roux !
*
28
Roses puce
Ô Lidye, acceptez de moi ces roses puce,
Couleur de sang séché : leur capiteux parfum
Évoque un souvenir de vampire qui suce
La vie ardente au cou, potion rouge-brun.
Et vous défaillirez, yeux charbonnés de cernes !
Vous courez la forêt dans une épaisse nuit
Au milieu d’un sabbat de citrouilles-lanternes
Qui jacassent, gueulant, crécellent, font du bruit.
J’ai vu les saules morts, suintants du marécage
Sur vos galops étendre un lacis de doigts gourds,
Et l’assassiné vert dont l’épave surnage
Tenter de vous séduire avec des couplets sourds.
Alors je vous ouvris, délecté de ma proie,
Et déchirai le drap vous cachant, noir onyx.
Cependant, vous gardiez dans les plis de la soie,
Pour que nous explosions tous deux, un crucifix.
*
29
Roses citron
Acceptez un bouquet de ces roses citron,
Car c’est votre couleur, je le sais, préférée !
Et moi je ne suis pas richissime baron,
Mon âme est cependant par vos yeux sidérée.
Ô Lidye, acceptez ces roses, on dirait
Des têtes de magots chinois décapitées !
J’ai dû chercher partout dans la ville, il paraît
Que la plupart du temps ces roses sont ratées :
Il y faut du soleil méditerranéen,
Du terreau frais, du vent, de l’eau bien minérale,
Cristalline, un travail, dit-on, herculéen.
La moindre mouche bleue est pour elles fatale,
Le moindre puceron tout poisseux, tout velu
Peut ruiner le teint, avarier la robe
De ces riantes fleurs du bonheur absolu
Promis au cœur fidèle, au cœur loyal et probe.
Je dus chercher longtemps et me suis endetté
En signant de mon sang un pacte avec le diable :
Il possède mon âme et mon éternité
Mais ces roses, Lidye, iront sur votre table.
*
30
Roses mimosa
Ô Lidye, acceptez ces roses mimosa
Car c’est votre couleur, je le sais, préférée.
Je suis allé cueillir cette gousse dorée
Dans une forêt sombre au cœur bleu d’Ibiza.
Puis je pris l’avion de Mayorque à Sarcelles.
Hélas, un enchanteur funeste avait caché
Dans ces fleurs un serpent qui, tout effarouché
Par le bruit de l’engin, mordit trois demoiselles.
Si bien que la police en plein aéroport
Voulut me séquestrer et confisquer ma gousse,
Mais elle avait poussé sur une étrange mousse
Et pour la retenir il faut aimer bien fort.
Les fligolos, marris par l’inouï prodige
De roses mimosa qui ne se laissaient choir
Dans leurs bras pollués, perdirent tout espoir
De saisie : « Elles sont pour une autre ! », leur dis-je.
Cette autre est vous, Lidye, ange venu du ciel
Et dont je vis un jour le pied par aventure.
Depuis lors je n’ai pu refermer la blessure :
Je saigne mais pour vous, et c’est l’essentiel.
*
31
Roses topaze
Ô Lidye, acceptez ces sept roses topaze
Car c’est pour vous, je sais, la plus belle couleur.
En plaçant dans de l’eau cette blonde splendeur,
Vous goûterez, dit-on, de purs moments d’extase !
Je suis allé chercher ce bouquet merveilleux
Dans un jardin magique où vivent des vipères
Volantes dont les nids stridulants et prospères
Regorgent de joyaux, de trésors fabuleux.
Pour enlever ces fleurs, d’abord il faut résoudre
L’énigme d’une sphinge aux ailes de corbeau :
La réponse correcte ouvre un ancien tombeau,
Une flamme sinon réduit l’intrus en poudre.
Dans le sépulcre attend un sarcophage d’or,
Dedans une momie avec ses bandelettes
Et tout autour un grand appareil de squelettes.
Il faut trouver la clef d’un long, long corridor.
Ce long boyau conduit vers un lac sous la terre
Au fond duquel se trouve un abîme immergé
Où réside un vieux poulpe affreux qui, dérangé,
S’enfuira, qu’il faut suivre au volcan solitaire.
Dans le volcan l’on plonge en s’éclairant de rocs
Phosphorescents ; au fond, au milieu de la lave
Et des vapeurs de soufre, on pénètre une cave
Qui sert de garde-robe aux géants oiseaux rocs.
Quand vient un volatile, il faut pour le séduire
Lui jouer un morceau de balalaïka ;
Alors on peut sur lui voler vers la Volga
Où pour être empereur nous attend un empire.
C’est là que grâce à mille éléphants a poussé
Un bouquet merveilleux de sept roses topaze.
Les voici.
Quoi, Lidye ! est-ce vrai ? Votre vase,
Quelqu’un en mon absence est venu, l’a brisé ?
*
32
Roses parme
Ô Lidye, acceptez de moi ces roses parme,
Ce mélange de rose et bleu comme vos chairs,
Ces calices mousseux et comme vos yeux clairs
Qui veulent s’épancher baumes sur votre charme.
Qu’elles vont bien avec le blond vénitien
De votre chevelure opulente, onduleuse,
Qui dans une légende ossète fabuleuse
Servirait de tapis volant, qu’elles vont bien !
Si vous m’aimez un peu, vertueuse Lidye,
Laissez-moi vous jouer un air de bandoura,
Cet instrument magique : advienne que pourra,
Qu’éveilleront les doux sons de ma mélodie ?
Lidye, on m’a parlé du vin d’une chanson
Quand, la corde pincée, une voix en ruthène
Loin du périphérique aboli nous entraîne
Dans les vastes forêts où vit Michka l’ourson !
*
33
Roses rubis
Humons à deux l’odeur de ces roses rubis,
Lidye, et nous serons transportés aux Moluques
Où vous me danserez, au milieu des eunuques,
Des pas voluptueux avec des bonds subits.
Vous me faites pâmer dans la danse du ventre
Lorsque je vois le lait épais de votre peau
Comme la mer au vent, un flamboyant drapeau,
Ondoyer, maelström dont rayonne le centre :
Une gemme de feu cache votre nombril
Et pulse dans la houle immense des remous
Avec les battements de coquillages mous
Sous le voile hyalin, éthéré vent d’avril.
Et ce voile est stellé de tant de papillotes
Par milliers clignotant, aveuglantes clartés,
Que je pousse des cris langoureux, hébétés,
En roulant sur les poufs blonds comme des carottes.
Vous dansez et je roule, et vous vous trémoussez
Et je roule si bien que j’en perds mes babouches
Et bave en suppliant que s’unissent nos bouches,
Je défaille, les poils du nez tout hérissés.
J’effeuille les rubis d’une touffe qui musque
Mes doigts et les répands fiévreux à pleine main
Sur le tapis moelleux où les ongles carmin
De vos doigts de pied font de moi ce gros mollusque.
*
34
Roses nankin
Humons à deux l’odeur de ces roses nankin,
Lidye, et nous serons portés par une jonque
Le long du fleuve jaune, ou dans un palanquin…
Ô je vois ton oreille éclatante de conque.
Et dans le ciel j’entends les oiseaux migrateurs
Qui, traversant le monde, éventail grandiose,
S’encouragent l’un l’autre en fendant les hauteurs.
C’est nankin que pour nous se doit vêtir la rose. –
…On dit que tu n’as plus ton vase en kaolin,
Qu’un jour il s’est brisé, l’eau s’en est répandue ;
Si c’est vrai, si n’est plus ce saxe zinzolin,
Je veux sur ce bouquet te voir toute étendue :
Sur mes roses nankin tu seras sans habits,
Tu seras blanche, nue et belle… Et tu regardes,
Leurs épines piquant dans ta chair, les rubis
De ton sang dessiner sur tes flancs des lézardes.
*
35
Roses corail
Respirons le parfum de ces roses corail,
Lidye, ô leur éclat est celui de vos lèvres.
Mains jointes je vous vois figure de vitrail,
Figure qu’ont voulu ciseler des orfèvres.
Comme la perle au fond de la mer vous brillez,
Invitant le plongeur dans la longue froidure
Où les coraux emmi le sable éparpillés
Ceignent le palanquin de votre diaprure.
Quand l’irisation de lune le retient
Trop longtemps, il blêmit, perdant son oxygène,
Il succombe un sourire aux lèvres et devient
Une épave où chérit ses œufs bleus la murène.
Mais avançant la main sans attendre plus long,
Il s’enlève avec vous vers l’air et la lumière.
C’est comme, dans le gouffre indistinct et profond,
Dans l’abîme insondable, un vol de montgolfière.
*
36
Roses zinzolin
Ô Lidye, acceptez ces roses zinzolin
D’un cœur que tout afflige à présent, solitaire
Et malade, trop près, en son asile austère,
Encore de ce monde inepte à son déclin.
Ces roses ont poussé sur un mont, dans la neige,
Et si vous les touchez, vous sentirez le froid
D’une occulte splendeur qui toujours seule croît
Et dont éclôt en vain le triste sortilège.
Depuis longtemps je vis enveloppé de nuit,
Et si je rêve encore à votre beauté fauve,
Si je la vois danser au crépuscule mauve,
Je suis trop près d’un monde abject qui se détruit
Pour goûter de ce rêve inouï la tendresse,
M’abandonner en paix à son embrassement,
Mais aussi bien trop loin de tout ce remuement
Pour espérer ce dont la carence me blesse.
Tout doit finir un jour, elle revient au port,
L’âme dans son désert, sur la glace engourdie.
Comme je n’attends plus vos caresses, Lidye,
Oui, comme je n’attends plus rien, j’attends la mort !
*
37
Roses brou de noix
Ô Lidye, acceptez ces roses brou de noix.
Je ne fus pas toujours un sombre misanthrope :
Dans le temps je savais faire entendre ma voix,
Ma peau ne m’était pas si fragile enveloppe.
J’ignore quelle étoile a guidé mon chemin
Dans la plus hermétique et morne solitude,
Où malgré moi j’éprouve envers le genre humain
Un dégoût véhément, et tant de lassitude.
De mauvais choix fatals m’ont privé des moyens
D’être moi-même avec autrui, je porte un masque
Et ne sais même plus qui je suis, ni les biens
Que pouvait espérer ma nature fantasque.
Et quand je ne demande à ce monde bourreau
Que la paix, qu’un asile à ma peine muette,
Atrocement il rit et me montre un tombeau.
C’est là que finira cette errance inquiète.
Une course sans but au fond d’une prison,
Ô le sépulcre en est la seule délivrance !
Voilà tout ce qui s’offre à ma vaine raison :
Le terme de nos jours, terme de la souffrance.
*
38
Roses chartreuse
Aspirons le parfum de ces roses chartreuse,
Lidye, et que j’oublie ainsi le cauchemar
De vivre en ce bas monde, et que saoul de nectar
Je puisse imaginer vous rendre plus heureuse.
Était-ce d’un penseur, d’un héros, ou d’un roi ?
Je ne sais plus de quoi je crus avoir l’étoffe.
La vie est un désastre, est une catastrophe,
Et le pire de tout : vous vous moquez de moi.
Quelle vertu gravée avec vos tatouages
Sur votre peau de neige oppose sa froideur
À mon ultime espoir, infime, de bonheur,
Quand je n’espérais plus qu’en ces derniers mirages ?
Quand je vous avais crue encline à mon désir,
Le capiteux bouquet de ces roses chartreuse
Vous devait occulter ma main cadavéreuse,
Un sourire fané qui commence à moisir…
*
39
Roses sang de bœuf
Ô Lidye, acceptez ces roses sang de bœuf.
Quand je vous vis un jour assise – en Italie –
Sur un banc, je connus qu’à nouveau la folie
Me prenait, que c’était un grand amour tout neuf !
Longues jambes ! j’aurais été votre carpette
Si vous l’aviez voulu, votre tapis de chair,
Un tapis rouge sang parallèle à la mer
Sur un Lido de fleurs, un sable de Croisette.
Lunettes d’obsidienne et ceinturon en or,
Pour vous j’aurais été le Lido de Lidye !
Les palmiers d’un Plaza, sa piscine ébaudie,
L’arène où j’aurais mis mes bas de matador,
Mon habit de lumière, étincelles et flammes,
Avec la muleta, le cul jacaranda,
Le bonnet de Mickey : je hais la corrida
Mais ne sais bien comment sans cela plaire aux femmes.
Acceptez ce bouquet de triomphe galant,
De roses couleur sang fumant de Minotaure
Au Labyrinthe occis, des roses en pléthore
Vous disant mon amour sauvage, violent.
.
(iii)
.
40
Roses lophophore
Adieu, Lidye ! Assez de cette comédie.
Vous n’avez eu pour moi qu’un faible sentiment
Mâtiné d’intérêt, fourbe cupidement,
Et je ne veux plus rien de vous. Adieu, Lidye !
Adieu… Mais si c’était de ma part une erreur ?
Si j’interprétais mal quelque coïncidence
Qui ne devait avoir aucune conséquence ?
Si vraiment j’occupais vos pensers, votre cœur ?
Non, comment ne pas voir dans vos façons étranges
Et dans cette froideur, vos refus répétés
Le témoignage sûr de vos duplicités ?
Elles ont présidé toujours à nos échanges !
Mais si je m’abusais… Mais non… Lidye, adieu !
Mais si… Je plongerais les mains dans cette amphore
Pour combler vos appas de roses lophophore
Qui près des yeux feraient un si beau camaïeu !
*
41
Roses céladon
Adieu, Lidye ! Assez de tous ces faux-semblants,
Depuis bien trop longtemps je vis d’une caresse
Qui ne procédait point d’un vrai fond de tendresse
Mais du fard qu’employaient vos comptes vigilants.
Ô troublé d’un espoir que vous saviez futile,
Je vous fis de grand cœur mille affabilités,
Chaque jour prévenant vos moindres volontés.
Si tout vous était bon, tout me fut inutile.
Du jour où je cessai, par quelque événement,
De vous servir ainsi de commode accessoire,
Vous me fîtes sortir et de votre mémoire
Et de l’humanité, cruelle, indignement.
Las ! tous ces jours bercés de fantasques chimères,
Où je me figurais de vous un autre don,
Sont un vase garni de roses céladon
Au parfum dissipé, sont des feuilles amères !
*
42
Rose aurore
Adieu, Lidye, assez : mes suppliques sont vaines.
Sitôt que je n’eus plus pour vous d’utilité,
Vous payâtes d’abus mon assiduité
Et me poussez à rompre, enlacé dans vos chaînes.
Continuer serait augmenter mon tourment.
Quand on a comme vous de la délicatesse,
Montrer irréfléchie un peu de gentillesse,
C’était faire espérer ce que le cœur dément.
Si vous croyez, aussi, que vous fûtes sans faute,
Pour la civilité qu’affichaient nos rapports,
Et n’êtes responsable en rien de mes transports,
Il faut que de l’esprit cette erreur l’on vous ôte.
Car vous savez fort bien qu’à cause des appas
Qui sont vôtres, « merci » veut dire « mais encore ? »,
Que j’attendais de vous, comme une rose aurore,
Ce qu’il vous égayait de ne me donner pas.
*
43
Roses magenta
Adieu, Lidye ! Adieu, pour la dernière fois.
Votre masque est tombé, je vois la perfidie
Dont vous m’avez voulu circonvenir, Lidye.
Je vais me libérer de vos fers, de vos lois.
Adieu, m’entendez-vous ? La tempête vous montre
À quel point mon honneur fut par vous bafoué,
Sans respect, sans égards mon feu désavoué,
Et combien mon courroux s’enflamme en ce rencontre.
Pour la dernière fois, m’entendez-vous, je dis
Que vous n’entendrez plus jamais les témoignages
De mes préventions pour vos appas volages :
Plutôt la nuit sans vous que ce faux paradis !
Ah craignez les remords d’une âme pénitente
Quand vous vous souviendrez des roses magenta
Que ma main dans le parc aux faunes collecta :
Que vous serez de vous, Madame, mécontente !
*
44
Roses champagne
Adieu, Madame ! Assez, assez de rebuffades,
D’humiliations gratuites, de rebuts,
D’affronts, de camouflets et d’onéreux tributs
À des appas de marbre, à des glaçons maussades.
Assez de rabrouements à mon urbanité.
Puisque vous n’êtes point sensible à mon prestige,
Au monde je vous laisse emporter le vestige
De l’intérêt pour vous de ma capacité.
Je censure les jeux de la coquetterie
Qui s’oppose aux faveurs qu’il en devrait venir
Et ne sert d’aiguillon que pour gêner d’agir ;
Ce sont bien moins des jeux que fourbe et que rouerie.
Fi donc, Madame ! à moi, ce cruel traitement ?
Avec tout le respect, c’est battre la campagne,
Quand vous avez reçu de ces roses champagne
Par un homme du monde, épris si galamment.
*
45
Roses nacarat
Adieu, Madame ! ici prennent fin mes tourments,
Vous me donnez congé, je reprends ma franchise,
Et cette liberté n’en est pas moins exquise
Si je couvris mes fers de baisers véhéments.
Sans doute, les beaux jours de notre badinage
Paraissent aujourd’hui bien loin : depuis longtemps
Je ne reçois de vous que rebuts insultants,
La moindre privauté vous cause de l’outrage.
L’occasion toujours est bonne désormais
Pour me morigéner de la belle manière.
Je ne sais quelle mouche obstinément altière
De la sorte vous pique ; aussi n’en puis-je mais.
De façon à contrer ce diptère incommode
J’eusse aimé de sentir que mon lustre opérât.
Mais vous n’agréez point mes roses nacarat,
Vous piquant beaucoup d’être une belle à la mode.
*
46
« Je ne puis partager, Monsieur, vos sentiments. »
Eh quoi ! si vous pensez régimenter la chose,
À quoi bon discourir de mes seuls mouvements ?
Dites qu’à tout l’Amour votre décret s’oppose.
« Nous ne pouvons avoir d’autre relation,
Point d’autre absolument. » À l’absolu, je gage,
Jamais nul n’est tenu, mais mon intention
N’est guère de sortir des mœurs et de l’usage.
« Quand il vaut ce qu’il vaut, épargnez votre temps. »
Certes je vous sais gré de la sollicitude ;
L’homme de qualité, de précieux instants
Est prodigue : ôtez-vous de cette inquiétude.
Madame, tout ceci ne sont que des raisons,
Et mon amour n’a point pour ce fiduciaire
De traité permettant encaisse et livraisons.
Parlons du principal et non du secondaire.
.
3/
POÈMES POUR HÉCATE
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(i)
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47
Nous sommes-nous si mal aimés ?
Ce triste amour de la jeunesse
Mord dans les rêves affamés
De mon avide sécheresse.
Si tout pouvait recommencer,
Je ne te ferais plus de peine ;
En gouaillant te renoncer,
C’était manie âpre, malsaine.
Si tu m’as bien aimé, j’ai mal,
Ô si mal de t’avoir meurtrie !
Que soit détruit cet anormal
Orgueil de ma sombre folie.
Quand tu m’as oublié, te voir
En l’impossible plénitude
D’un grand amour ! Mon désespoir
Te nomme dans la solitude.
Oublié mon mépris, tu vas
Dans la vie avec assurance ?
Je veux retourner dans tes bras,
Immobile dans la souffrance.
Cet amour frivole, imparfait,
C’est ma jeunesse et mon désastre.
Je t’implore, car tu m’as fait
Tragiquement te voir en astre…
Je fus celui qui part. Amer,
Chaque jour de mon existence,
Quand je pense à nous, est l’enfer
D’avoir méconnu ta puissance.
Ma jeunesse fut un gâchis,
Mon âge mûr une brimade.
De ton sein je ne m’affranchis
Jamais ! et tout me rend malade.
.
(ii)
.
48
Hécate
La tendresse reçut en toi son châtiment
Par le mépris d’un fou, devenu lycanthrope
Et qui hurle à la lune, aloubi, son tourment
Et sa rage, jusqu’à la stase et la syncope.
Te mépriser, ce fut un suicide brutal,
Un reniement pervers du destin, dans la chute,
Un empoisonnement du miracle total,
Ce fut un désaveu du rêve par la brute.
Par cette déchirure a coulé tout mon sang.
J’avançais sans le voir épandu sur la route,
Et plus je m’éloignais plus je devenais blanc,
Plus je m’éloigne encore et plus marcher me coûte.
Vaincu, je suis au bout de mon triste chemin.
Tout le mal que j’ai fait, gagnant la solitude,
En elle m’assassine : un jour sans lendemain
Pour moi se lève au bord du gouffre où je m’élude.
S’il faut que ma pensée, au moment de mourir,
Vers une forme humaine investisse l’espace,
Qu’elle te voie, Hécate, et clame mon désir
De revivre avec toi le temps que rien n’efface.
*
49
Hécate II
Hécate, as-tu connu l’amour qu’en moi peut-être
Tu croyais dans le temps avoir déjà trouvé ?
Si je pouvais mourir de façon à renaître,
Je voudrais te reprendre, en époux relevé :
Relevé par ta main de ma peine sans âge
Quand à tes pieds aimés je demande pardon,
Je n’irais plus chercher en vagabond volage
Au hasard des chemins le bonheur de ce don.
Je sais que tu ne vis rien d’autre que tes larmes
Mais, parti, je laissai ma vie entre tes mains.
Volage, j’avais tout car comblé de tes charmes.
En partant je laissai chez toi mes lendemains.
Je t’aimais, le sais-tu ? malgré mes railleries !
Mais tu le sais, Hécate, et tu me pardonnais
Dans ton cœur bon l’absinthe et les mesquineries.
Ton cœur si bon, si tendre et doux, je le connais…
Puisse un ange clément te dire que ma plume
Atteste le respect de notre souvenir.
Ton cœur bon a connu par le mien l’amertume
Sans raison… je t’aimais, et veux te revenir…
Ô si je le pouvais, si je savais la route
Pour à tes pieds enfin sans fard m’humilier,
Je le ferais, Hécate, et te donnerais toute
Mon âme qui ne peut ni ne veut t’oublier !
*
50
Hécate III
Quand j’étais si content, je partis sans raison…
Hécate, tes baisers avaient un goût de rose
Et j’en étais comblé… Quelle bien douce chose
Que d’être dans tes bras à la belle saison.
Sans raison je partis, sourd à tes pleurs d’amante.
Qu’allais-je donc chercher que tu ne donnais pas ?
Je l’ignore ! et l’asphalte ébranlé par mon pas
Se tait : qu’allais-je donc chercher dans la tourmente ?
Où me suis-je perdu, solitaire et glacé ?
Hécate, bonne amie à mon cœur toujours chère,
Montre-moi dans ces bois assombris la lumière,
Ne me laisse pas seul, par le froid terrassé !
J’ai peur, je suis perdu, comme un enfant qui pleure
Je ne sais où trouver du secours dans la nuit :
Montre-moi le chemin sablonneux qui conduit
Vers ta maison où flambe un bon âtre à cette heure !
Je ne sais où je vais, je vais choir dans un trou,
Dans des sables mouvants : que ta bonté me sauve !
À mes cheveux se prend un vol de souris-chauve,
Mon cœur bat la chamade et je cours comme un fou !
Hécate ! j’avais tout avec toi, je t’implore,
Rends-nous notre jeunesse avec un long baiser.
Je ne peux plus courir, je vais agoniser…
Tout ce que j’ai, prends-le, prends puisque je t’adore !
*
51
Hécate IV
Hécate, au bord du fleuve aux ondes scintillantes,
Dans le soir d’une ville onirique d’or blond,
Nous parlions poésie, en notre âge profond,
Et je t’improvisais des rimes bégayantes.
Mais surtout nous étions l’un contre l’autre, émus.
Mon cœur, si j’avais su ce que serait ma route,
Tu m’aurais vu pleurer, sans laisser une goutte,
Toute l’eau de mon corps et des viscères mus.
Si j’avais su qu’un jour ces moments de tendresse
Seraient dans ma pensée un paradis perdu,
Tandis que, les goûtant, j’y croyais voir mon dû,
Je me serais jeté dans les flots, de détresse.
Trop naïf et léger pour saisir que nos pas
Après nous fermeraient l’huis des châteaux magiques
Et que je m’avançais vers les déserts tragiques
Où l’amour, appelé, ne se retourne pas.
*
52
Hécate V
Hécate, mon amie adorable, ma mie,
Ma seule amie, écoute, écoute ma chanson.
Si tu ne réponds pas bientôt à mon frisson,
Je n’ai plus qu’à subir une lobotomie.
Si je m’en suis allé, c’est sans savoir pourquoi !
Sans savoir que le monde immense est une eau glauque,
Un marécage où rote un borborygme rauque,
Quand ta chambrette avait tout ce qu’il faut pour moi.
Ta chambre où l’on pouvait juste mettre une chaise.
(Sans doute devais-tu pâtir de tes voisins,
Le monde étant ce trou grouillant de rats malsains,
Mais je n’en ai rien su, tant j’étais à mon aise.)
Mais je m’en suis allé, confessant en ce jour,
Quelques lustres plus tard, effondré, que j’expie
Depuis lors cet abus abominable, impie.
Écoute, si tu peux, cette chanson d’amour.
La chanson que j’ai mis si longtemps à comprendre…
Si nous ne pouvons plus retrouver la candeur
De notre âge profond, sa délectable odeur,
Laisse-moi dans l’abîme éthéréen descendre.
Je ne chercherai plus ce que j’avais en toi.
Si la vie au-delà de tout retour possible
T’a corrompue, Hécate, étoile marcescible,
Reviens me délier de la commune loi :
Dans le sang de mon cœur je tremperai ma plume
Non pour chanter une ode à mon dernier moment
Mais pour devant tes yeux signer mon testament.
Je t’aimais mais le monde est un trou plein d’écume.
*
53
Hécate VI
Discussions sans fin et baisers et volutes,
Le monde autour de nous n’existait même plus.
Et baisers mais sans fin, cymbales, sistres, flûtes,
Et volutes ; le reste, additifs superflus.
Hécate, ô je pâlis en songeant à ma perte !
Je me méprise tant d’avoir abandonné
Le lilas de ta chambre à la fenêtre ouverte
Sur un monde onirique et pour toi seule né.
Sans savoir que j’allais rouler dans un abîme,
Je quittai la chambrette où Cythère éclatait,
Pour un désert sans nom ta lèvre magnanime,
Une forêt magique où l’oiseau bleu chantait.
Où vis-tu ? Que fais-tu ? Puis-je espérer encore
Te revoir ou faut-il que, sans direction,
J’avance sans trouver où se lève l’aurore ?
Et si tu n’en veux pas… quoi de ce million ?
*
54
Hécate VII
Si tu peux pardonner, Hécate, à ton ami,
Ne lui refuse pas cette miséricorde.
Si cet amour en toi fait vibrer une corde
Encore, ne dis pas ton cœur bon endormi.
Puis-je sans vanité croire à ta souvenance ?
Je veux me prosterner devant tous à tes pieds
Et baiser leur poussière, à mes jours inquiets
Donner rémission : que ce soit ta vengeance.
Le désert sillonné depuis ton oasis
Me laisse dans les yeux un larmoiement lugubre
Et dans la solitude égaré j’élucubre,
Mais j’ai gardé pour toi des tourmentes un lys.
Que l’eau de ta tendresse irrigue son calice,
Si tu peux pardonner à qui revient des morts.
Mais si tu n’en veux pas ou si j’ai trop de torts,
Conculque ce débris d’amour en ta justice !
*
55
Hécate VIII
Depuis que je comprends tout ce que j’ai perdu,
Je ne suis qu’un fantôme affamé de ta bouche.
Je n’ai plus d’existence et plus rien ne me touche,
Des baisers dont j’ai faim et soif au sang mordu.
Puisque mon âme, Hécate, errant à ta recherche,
Ne connaît plus mon corps dépouillé de ton feu,
Conculque ma dépouille inepte, c’est mon vœu :
Sur ton épaule, noir, que mon pneuma se perche.
Ou que, si ton caprice a besoin d’un golem,
Je serve en ta maison, hagard, muet, aveugle,
Brute qui sous l’effet d’un frisson parfois meugle,
Quand sa chair réentend son lointain requiem.
Que je fonde et ruisselle à côté de ton âtre,
Forme qui fut humaine et perdit son esprit,
Ou qu’avec les objets que la nuit assombrit
Je joue un vague rôle en ton secret théâtre.
Mais si le talisman est brisé, n’attends pas
Que la lune rappelle à sa pallide ouate
Le loup que doit occire une balle adéquate :
Tire quand se feront reconnaître mes pas.
Depuis que j’ai compris l’inouï de ma perte,
Je ne vois plus les fleurs qu’avec un long frisson.
Les choses et les gens me crient à l’unisson
D’aller au diable avec cette blessure ouverte.
Mon bonheur demandait près de moi ta beauté.
Je ne sais quel venin m’a corrompu la moelle
Pour avoir fait pâlir dans le ciel une étoile
Qui prodiguait sa blanche et féerique clarté.
Quel désert fatidique et nuit de l’amertume
Que ce néant rempli d’un brûlant souvenir !
Si j’avais le chemin, je voudrais revenir
À ton si tendre amour, par-delà tant d’écume…
*
56
Hécate IX
Le dégoût de la vie après t’avoir aimée
Sans savoir à quel point et perdue en riant,
Hécate, est si profond que ma main désarmée
N’ose pas se lever sur l’attentat criant.
Je hais le monde entier pour une cicatrice
Sur ton cœur dont je suis responsable ; je hais
Le monde pour ma lâche et frivole avarice ;
Je hais tous les regards, imbéciles et laids.
Je ne veux plus marcher que dans les nuits désertes
Où geignent, souvent crient à faire peur des chats :
Le jour, dans l’avenue aux fenêtres ouvertes,
Je sais que chacun veut me couvrir de crachats.
*
57
Hécate X
Hécate, qui pourrait dire la nostalgie
Que j’ai des arcs-en-ciel de ta blanche magie ?
Et l’amertume en moi depuis, longtemps après,
D’un gâchis trop futile et triste, et les regrets ?
Quand je me reposais sur toi de ma faiblesse
Et prenais de la force en voyant ta tendresse,
Quand j’épanchais mon cœur en mots tendres ou fous,
Car l’avenir était un mystère pour nous
Et nous ne savions pas ce que serait la vie,
La colline des jours pas encore gravie,
Je voyais alors mal à quel point ton cœur bon,
Présent du ciel, était ma bénédiction.
Quel perfide serpent voulut cette infamie :
Me jeter loin de toi, loin de ma seule amie ?
Ai-je en moi ce principe infernal de tourment ?
Cherchai-je à me tuer en niant mon serment ?
Quoi m’a jeté transi dans cette solitude,
Quand j’avais devant moi l’huis de ta plénitude ?
Et ce silence noir qui dévore mes cris,
Ta voix en fera-t-elle un jour mille débris ?
Le printemps n’a pas eu de mes mains sa couronne,
Donne-moi d’encenser de myrrhe cet automne…
Si tu peux pardonner une âme au désespoir,
Veuille que mon adieu ne fût qu’un au revoir…
Hécate, du bonheur je n’ai nulle autre idée
Que celle qu’à ton cœur aimant j’ai demandée.
Je ne sais pas ce qu’est sans ta main le bonheur,
Je n’ai d’autre raison que t’aimer dans mon cœur.
*
58
Hécate XI
Dans le nectar des dieux avoir versé l’absinthe
Pour ces lèvres de rose exquises, de corail,
C’était l’œuvre d’un fou, d’une raison atteinte :
Je suis cet égaré, ce vil épouvantail.
D’autres souffrent la nuit de cauchemars horribles,
Quand ils dorment, mais moi c’est en me revoyant
Dévaster, sans égard pour ses bontés sensibles,
Notre amour que je tremble et fuis l’alp effrayant.
C’est la réalité qui me fige, me glace,
Qui me fait supplier la nuit par où sortir
D’un monde où je ne peux trouver la moindre place,
Banni pour ce méfait malgré mon repentir.
Hécate était la coupe oblongue, améthystine
Où le divin nectar d’opale étincelait,
La nymphée hiératique et chryséléphantine
Où la source des eaux lustrales ruisselait.
Et moi, dans ces clartés de cascades célestes,
Tel un empoisonneur funeste au sang rongé,
Je mélangeais les noirs ferments de traîtres pestes,
Remuais des venins de serpent enragé.
Que cherchais-je instillant ces basses alchimies ?
Quel doute affreux blessait mon âme de son fouet ?
Étais-je conculqué par d’immondes lamies ?
De quel démon pervers étais-je le jouet ?
Hécate aurait pu m’être un bouclier d’étoiles
Et nous serions montés sur l’Olympe, immortels.
Au lieu de quoi, la glu d’aranéennes toiles
Me livre aux crocs souillés et pestilentiels.
Et je ne sais comment me déboîter la tête
Pour mettre fin au sombre et sanglant châtiment,
Ah ! que la ténébreuse estrapade s’arrête.
Je suis maudit… Hécate, abrège mon tourment !
*
59
Hécate XII
Hécate, pour deux mots cruels je te pardonne.
Et pour m’avoir compris à moitié mais trop bien
– L’autre moitié pourtant était la seule bonne.
Je te pardonne tout : est-ce que ce n’est rien ?
Je te pardonne ainsi ta famille modeste
Qui me posait un cas de conscience aigu,
Car si l’amour est tout, qui peut goûter le reste
Et s’en prive, son sort est, dit-on, ambigu.
Je te pardonne aussi de t’être consolée
Sans attendre un peu plus d’autres abaissements,
Qui m’auraient fait savoir que ton âme accablée
Serait toujours à moi, même dans les tourments.
Je te pardonne enfin d’avoir cru mes manèges,
Car j’étais moins méchant que fou, mais à lier.
Je te pardonne tout car tes roses, tes neiges,
Tes satins, tes velours me font tout oublier.
*
60
Hécate XIII
Hécate, le bilan d’une vie après toi :
Néant, désert, l’abîme aux profondeurs glacées,
Lamentable plongeon sans comment ni pourquoi,
Dérive lotophage, amertumes brassées.
Car je laissai plié sur la table de nuit
De ta chambrette un nerf vital tiré du coude
Dans lequel je posai, me retournant sans bruit,
Le fil bleu qui, rompu, jamais ne se ressoude.
Et surtout mon dernier coup d’œil fut, par hasard,
Pour le verre de sang à moitié plein ou vide
– Je ne sais toujours pas – qui noya mon regard,
Posé comme une horloge au bord du gouffre acide.
Et puis mon dernier mot, en main le combiné
Du téléphone et toi quelque part endormie
Dans l’ailleurs, d’une voix de menteur étonné
Ce fut pour dire « Allô » dans la glace ennemie.
Et si je me souviens, si je me souviens bien,
Je t’écrivis pourquoi je devais sans attendre
Prendre un bus vers la fin du monde, dans le rien.
J’écrivis tout cela sur le mur jaune tendre.
C’est pourquoi j’oubliai, comme en un cauchemar,
Mes chaussures, sorti sans voir que mes chaussettes
Étaient trop jade, en plus, pour monter dans un car,
Et je ne trouvais pas non plus mes cigarettes.
Pas plus que je ne vis la moindre station.
Alors je retournai chez moi ; depuis ce triste
Et fatal terminus, je fis soumission
Au marais désolé dont je suis un lampiste.
*
61
Hécate XIV
Hécate, dans la nuit que la lune irisait
Par son ruissellement de glace étincelante,
Un sylphe sur les lys que d’or il arrosait
Voletait près de nous en notre marche lente.
Je te montrais là-bas un immense escalier
Au bout du fleuve, après un ultime méandre.
Cet escalier aux cieux d’astres, pour oublier
Les maux, montait vers où l’on ne peut plus descendre.
Tu frissonnas, pourtant ce fut notre bonheur
Que dans le ciel brillant et noir nous regardâmes,
Les portes d’un château plus haut que la grandeur
Où nous serions entrés pour y sceller nos âmes.
Je vis dans ton œil bleu des reflets d’eaux du Styx
Quand tu me le plongeas au miroir de ta grâce,
Et mon âme battit des ailes de phénix
Tombé dans la prison de nos cœurs, mer de glace.
Je comprenais hélas que ton amour vivant
Dans le tourment suivait, résigné, comme une ombre
Mes pas éthéréens, sans sourire, et le vent
Dans les feuilles du saule, et des peines sans nombre.
Amour, t’ai-je jamais, blême chauve-souris,
Fait sourire ? ai-je vu sourire ton visage ?
Un voile est sur mes yeux, épais, mais tu souris
Comme moi sous la peau, mutique cartilage !
*
62
Hécate XV
Je ne me souviens pas de ton sourire, Hécate !
Comme si j’en avais perdu le droit depuis
Qu’en passant mon chemin je tombai dans le puits
Que m’est la vie, obscure et vide et scélérate.
Ou comme si jamais tu ne m’avais souri
Car je fus ton supplice et non ton sigisbée :
Un serpent hypnotique à la voix enrobée
Avec qui tu marchais sur un humus pourri,
Et dont tu te vengeas en prenant cet air grave
Que déposait l’affront indigne sur tes traits,
Ne comprenant pourquoi tes multiples attraits
S’attiraient l’avanie et non respect suave.
Si je veux méditer sur cela maintenant,
Je vois bien que, frivole, inepte, sans largesse,
J’étais séduit ailleurs, par la vaine richesse,
Qui dans le bran roula mon habit de manant.
Pourrais-je jamais dire à ta douceur blessée
Que je te traitai mieux que l’on ne me traita ?
Mais si quelqu’un jamais pour mon âme compta,
C’est toi, ma sœur, ma chère amoureuse offensée.
*
63
Hécate XVI
Hécate, savais-tu que je serais émir,
Oui, l’émir Abdoullah, le justicier suprême ?
Que vaut-il mieux, ce mot suave « Je vous aime »,
L’entendre d’un mogol ou d’un maigre fakir ?
Un fou t’a délaissée, un prince te rappelle !
Laisse parler ton cœur dont je sais qu’il est bon !
Allah t’a tout donné pour m’en faire le don !
Allah n’a pas voulu pour rien que tu sois belle !
Allah créa le ciel, la terre et ta beauté !
Donne-moi le bonheur de baiser la poussière
De tes pieds en émir tout-puissant, ô par terre
Devant toi : me voici, pour cette volupté !
Volupté de payer ton bonheur de ce monde,
Que je tiens dans la main comme un diamant brut,
Pour ton bonheur privé dont ce monde est le but,
Et que je fais tailler en piété profonde.
As-tu pleuré ? C’est bon, le sel blanc d’un cœur pur !
Tu boiras désormais des jus ambrosiaques,
Des nectars enivrants, sucs paradisiaques
Qui sont halal car c’est mon amour sous l’azur.
Je te jure à genoux que tombera ma tête
Sous l’alfange céleste aussitôt si me prend
La folie à nouveau de fuir : Allah est grand !
Allah est grand ! Allah est grand ! Es-tu donc prête ?
Futurisme 6 : Autre Poésie futuriste italienne en prose
Le présent billet complète nos traductions de poésie futuriste en prose ici (poètes divers) et là (Mario Carli). Les textes sont tirés de la même anthologie.
Bruno Corra, Emilio Settimelli et dame Maria Ginanni figurent déjà dans le premier des deux billets dont le lien figure au paragraphe précédent. Quant à Arnaldo Ginna, Remo Chiti et Primo Conti, ce sont ici les premiers textes que nous traduisons d’eux.
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Photo : Futuristes italiens à Florence en 1916. De gauche à droite : Remo Chiti, Nerino Nannetti, Bruno Corra, Emilio Settimelli, Arnaldo Ginna, Maria Ginanni, Vieri Nannetti, Filippo Tommaso Marinetti.
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Goutte de bonheur (Goccia di felicità) par Bruno Corra
Tandis que les fleurs restantes des deux mimosas, à l’angle de la villa, paraissent des morceaux de crépuscule accrochés dans les branches, tandis que les énormes sapins qui s’assombrissent submergés par le soir assument leur cruelle apparence nocturne de vertigineux tourbillons d’aiguilles vertes impatients de produire des sortilèges, tandis que le ciel quasi noir dédaigne de me suggérer la moindre image, moi, perdu dans l’habituel fauteuil monumental, dans le salon habituel chauffé à trente degrés, je pense au moment de pur bonheur que j’éprouverais si m’était offerte une grande et belle émeraude taillée en forme de singe accroupi ses coudes pointus sur les genoux et les poings contre le museau.
*
Instant (Attimo) par Bruno Corra
Je marche droit dans la vie : je suis composé de millions de vertiges en un équilibre lucide qui me donne de l’assurance mais me prive de force physique. La logique me rend sûr de moi mais elle m’étouffe. Je n’ai jamais connu une manifestation de la vie qui échappe à la logique. La seule issue serait de s’ouvrir une route vers d’autres vies, vers le surnaturel. Et je cherche une fente vers l’au-delà de la nature.
*
Soupirail (Spiraglio) par Bruno Corra
Trouvées au fond d’une nuit banale, cinq minutes imprévisibles : quelque chose de semblable à une immobilité conçue comme synthèse de mouvements infinis ;
ennui si profond et soudain qu’il me tira de ma sensibilité habituelle ;
tendance lucide à investir la réalité avec des moyens d’enquête si nouveaux qu’on hésite à les employer ;
cercle froid sur mon front ;
violence sensible de l’ossature orbitale qui force l’œil à rester fermé ;
désir de gestes à peine esquissés avec les doigts de la main droite seulement ;
série de découvertes extrêmement rapides et incomplètes ;
volonté obstinée d’observer avec exhaustivité, vacillant sous les coups d’une agitation anxieuse de passer tout de suite à autre chose ; souvenir d’une brindille droite sur la dernière branche d’un arbre comme un doigt levé qui fait signe, croyant ne pas être vu, à quelque chose au loin, l’invitant à s’approcher ;
conviction que chacun de mes actes, quel qu’il soit, a des conséquences et des correspondances qui en font partie et que j’ignore complètement ;
vision interne extrêmement claire d’un scintillement de flaque boueuse me faisant signe dans une rue noire ;
conception d’un chaos de merveilles délicieuses en train de s’élaborer dans un espace attentif ;
et puis le sentiment d’être abandonné peu à peu par cette sensibilité nouvelle ; la tentative de rester dans cet état ; me trouver déjà au-dehors, avec la main droite sur le front libéré.
*
Boulevard par Bruno Corra
Ndt. Le mot boulevard existe en italien.
Je comprends mon calme, l’évaporation de mes nerfs dans ces journées. J’ai eu le sentiment d’être comme suspendu dans une douceur irréelle. C’était vrai. Dans l’air de cette chambre on respirait une somnolence ambiguë. Il suffisait de se reposer un peu pour devenir incapable de la moindre idée ou pensée définie : mon cerveau ne savait plus produire qu’une vapeur d’idées, qu’une pulvérulence de pensées. Tout cela s’explique en regardant depuis le balcon le boulevard tellement long qui, venant Dieu sait d’où, se termine à peu près ici. En considérant les neuf lettres qui forment ce mot (car le mot, qu’on le sache, est un être vivant†), on voit bien que la dernière, le d, doit correspondre plus ou moins à ce dernier segment, de l’Opéra à la Madeleine : or le Grand Hôtel est justement situé dans ce d qui reste seul, au bout d’un long mot, si fatigué et mélancolique qu’il renonce à se faire prononcer, fatigue et mélancolie qui se transmettent de manière contagieuse. Et je crains que ma chambre ne se trouve précisément au point d’attache des organes de cette lettre hypocondriaque, ici-même : – d.
Note. – Je suis allé regarder dans le Baedeker : il n’a pas conscience de ces inconvénients.
† Citation en français d’un alexandrin de Victor Hugo, tiré des Contemplations.
*
Symphonie (Sinfonia) par Emilio Settimelli
Thème de la symphonie : Un peintre américain explique quelques poèmes d’un jeune poète morphinomane, mort à vingt-cinq ans et tout de même déjà difficile et profond avec ses vingt volumes de poésie et de méditations : ce poète dont le nom m’échappe ne voyagea jamais en Europe et pourtant écrivit ses plus belles pages en décrivant nos paysages et nos saisons.
SYMPHONIE
Mon ami le peintre brun au grand visage de mime vit dans un monde étrange, a pour poser les pieds quelques mètres seulement de terrain boueux et son monde s’élève en forme de nuage de fumée sortant d’un tube, d’abord droit puis s’élargissant peu à peu : sacciforme.
Et ce monde qui est le sien, formé de quelques paumes de terre marécageuse avec des poignées de reflets précieux et d’une forêt plaintive de lianes tombantes, emperlée de rosée corrompue par les rayons du soleil (la partie de ce monde qui s’allonge et grandit comme un nuage), est tout irradié de tons violets, jaunes, rouges, parfois. Tons, touches de couleur, traits vifs, fragments d’arbres qui deviennent couleurs…
Ne me demandez pas où sont plantés les arbres de ces bois, je ne le sais pas et ne comprends pas que ce soit possible…
Certaines splendides taches de rouge intense non pas réparti sur les feuilles mais écrasé en grumeaux çà et là ; voile superficiel ou rouge infini ?
Et mon ami est en Amérique et ce bois traverse l’océan et se termine en montant au ciel européen. C’est un couloir de couleurs saoules où de l’Amérique on voit l’Europe, ce sont les poèmes tombés de la bouche du peintre et qui sont devenus réalité devant moi, c’est une météorite vaporeuse enfoncée dans l’Amérique qui avec sa traîne de ramures parvient en Europe…
Et partout est répandu un criaillement de touches violacées sur les flaques où tape le soleil, étincelles de couleur que donne la lumière dans son frottement sur les eaux, et partout une vapeur grisâtre qui se débat dans l’air parmi les ramures des bois plaintifs de lianes tombantes…
Vapeurs grisâtres, errant çà et là, êtes-vous peut-être les âmes exilées des défunts tubes de morphine brisés par la colère fébrile du poète américain, avide de votre perfidie ?
… grand volumes manuscrits, exhalant une sagesse millénaire (ils ne furent pas publiés car le poète n’avait de temps que pour ses tubes de morphine, mais ne peuvent-ils paraître tels car antérieurs à la découverte de l’imprimerie ?) ; chambre décolorée, le jeune poète électrifié surgissant d’eux avec les mouvements épileptiques d’un asphyxié, entièrement composé de marques violettes et de courbes qui ne donnent pas les traits de son visage mais en dépeignent le mouvement subit, l’hystérique contraction, laquelle colorie ces marques d’orange, de vert, de mauve…
Oh ! comme s’harmonise bien le chapeau gris de mon ami peintre avec cette forêt de lianes tombantes (statues fidèles aux gestes ruisselants de mille magiciennes ridées) barbouillées de couleurs saturées !
C’est une merveille d’harmonie et une esthétique nouvelle ! Le gris du chapeau est tendre, semble être une plume, ici dans le bois il y a des oiseaux princiers, gris avec une tache rouge sur le poitrail, ce sont les animateurs synthétiques de cette harmonie, de cette esthétique nouvelle qui mêle les vitrines parisiennes aux forêts annelées de touches de couleur semblables à des bagues patriciennes !
Au fond, au cœur des bois, une tête diaphane apparaît à ce moment-là. C’est une tête de femme (non, il ne me plaît pas d’imaginer la tête isolée du corps, et l’imagination corrige aussitôt : la tête d’une femme qui est presque entièrement couverte par les branches). C’est une tête diaphane aux cheveux blonds, si longs qu’ils se répandent à travers toute la forêt, et transparente, un dieu du matin lui a flagellé le visage avec un fouet de rosée…
Elle est silencieuse, elle est immense, elle a les yeux de la fraîche constitution des méduses qui sont cartilagineuses (chose plutôt aride), a les lèvres d’un rouge intense. Avec quoi sont-elles colorées ? Un caillou pourpre du crépuscule (c’est parfois un tas de cailloux pourpres) a été lancé sur ces lèvres soutenues par les dents les plus dures, et elles se sont colorées de cette façon…
Jetez une brique sur la pierre, le point où elle a frappé est plus rouge que sa propre couleur ; à la couleur s’ajoute l’intensité du bruit qui devient teinte… Et ce visage a été heurté, il a un air douloureux…
Curieuse ! ses cheveux avancent, avancent à travers la forêt et, rassemblés sur la flaque aux pieds de mon ami, se replient à la surface de l’eau semblables à des brins de paille fléchis car heurtés contre un mur… sont comme des jambes d’araignées jaune paille (mon ami m’a dit que certains peintres américains s’obstinent, dans leur grande ingénuité, à peindre les reflets de la lumière…).
*
De la raison de se masquer (Il proposito di mascherarsi) par Emilio Settimelli
Pourquoi, pourquoi ne rien savoir d’autre que fixer des arantèles d’images sur des pages soporifiques ?
Pourquoi tendre à un domaine de fantaisie au lieu de descendre dans la réalité la plus dure ?
Pourquoi, si ma plume est serrée entre des doigts d’acier et trace les contours d’une image avec la force nécessaire à la signature d’une condamnation à mort ?
Pourquoi, si ma volonté peut façonner comme bon lui semble mon corps et mon esprit ?
Ah ! oui ! il faut vivre ! il faut vivre ! Et de toutes les façons et avec toutes les douleurs et toutes les voluptés ! Être autoritaires, aristocratiques, plébéiens, cruels, chastes, dissolus. Tenter, expérimenter la vie !
Aller à la chasse de cette flamme qui me fuit quand je montre le bout de mon nez mais que je ferai peut-être parler demain à une foule qui veut me condamner à mort et n’y parvient pas, faisant trembler par ma présence un ambassadeur ennemi !
On l’attrape, ce secret universel, bien autrement qu’avec les paroles écrites : la douleur de tout mon être peut seule saisir cette lumière, ce secret de la vie, cette âme de la totalité, ce contact avec Dieu ! Ah ! je veux, je veux le vivre, cet instant supérieur où tout m’apparaîtra clair, logique, divin !
Je veux me sentir en communication directe avec l’Univers. Un trou, un tout petit trou magique, fixé dans l’air et au travers duquel s’élancera un courant d’infini, me donnera l’explication du phénomène Existence.
À présent il rugit tout autour de moi, hermétique et menaçant. Non que je tremble. Mais l’Inconnu me séduit irrésistiblement.
Et je veux, je veux, je veux admirer son visage au moins une fois, dussé-je en rester foudroyé !
*
Histoire d’une queue sortant d’un trou (Storia di una codetta che stava fuori da un bucchetto) par Arnaldo Ginna
Dans un jardin public, un groupe d’enfants faisait un vacarme de tous les diables.
Au milieu de l’allée de gravier, il y avait un trou.
Ils criaillaient tous triomphalement comme s’ils venaient de découvrir l’Amérique. Et en fait d’Amérique, c’était seulement un trou d’où sortait une queue frétillante.
Le plus petit, qui avait une frimousse rouge et ronde comme une pomme, fit un pas en avant, écarta les jambes comme le font certains généraux avant un mouvement stratégique, et posant son index au milieu du front s’exclama : « Cette queue doit appartenir à un lézard ou à une taupe. »
« Le fait est, interrompit le plus grand, que cette bestiole est imbécile, puisqu’elle ne peut plus ni entrer ni sortir. »
Une petite vieille fripée qui battait le sol de sa canne apparut, marmottant furieusement : « Comme ces canailles ont vite fait d’appeler les gens des imbéciles ; moi, par exemple, je ne sais si je dois me décider à mourir ou non, je ne sais si je dois entrer ou sortir de la tombe où j’ai déjà les pieds ; et je suis pour cela une imbécile ?!… Mieux vaut que je m’envole d’ici, pfuit !… » Elle sortit de sa poche une pompe à vélo, gonfla ses jupons, qui prirent la forme d’un drachen-ballon, attachée auquel elle s’envola à la vitesse du vent.
« Sorcières modernes ! », s’exclama philosophiquement un bouledogue qui observa le départ de la vieille avec une longue-vue de marine. Pendant ce temps, le plus grand des enfants faisait le fanfaron. Ayant enlevé sa veste et son chapeau, il se retroussait les manches en criant : « Vous voulez parier que je la sors de là, cette bestiole ?! » Il saisit la queue d’une main et se mit à tirer, tirer, tirer, son visage devenant violet.
Mais, chose étrange, un grand arbre commença de se balancer de-ci de-là en toussant d’une grosse voix catarrheuse : « C’est moi qui ai le tuyau de poêle ! c’est moi qui ai le tuyau de poêle ! »
Et, de fait, à la pointe de chacune de ses branches principales se trouvait enfilé un chapeau haut-de-forme.
Les enfants regardaient bouche bée. Et l’arbre se balançait, se balançait en crescendo continu. Les chapeaux remuaient sur la pointe des branches, en faisant un bruit comme s’ils étaient de fer-blanc. Et les énormes racines commencèrent à sortir de terre, laquelle se soulevait comme si la charrue y passait.
Deux gardiens du jardin regardaient ce spectacle, l’air complètement résigné, semblant se dire : il n’y a plus rien à faire… À la fin, les racines longues de plusieurs mètres furent complètement sorties du sol.
Ce n’étaient plus des racines mais de véritables tentacules en mouvement. Ce n’étaient plus des tentacules en mouvement mais de vraies jambes tordues, bosselées et enroulées comme des serpents.
Tout à coup, le gros arbre cessa de se balancer, commençant un mouvement circulaire sur soi-même comme une toupie. On aurait dit un grand tourbillon de vent. Et tel un tourbillon de vent, en tournant impétueusement, il s’éloigna dans l’allée à la vitesse de l’éclair. Un grand silence succéda à ce fracas. Les deux gardiens s’étaient endormis debout appuyés l’un sur l’autre comme deux paquets de chiffons.
…..
Je me trouvais dans le même jardin, mais loin de là. J’étais assis sur un banc avec un magnifique artichaut dans la main, me délectant de cette grotesque admiration.
Pendant ce temps, un gardien s’était planté devant moi jambes écartées, prenant sa panse énorme entre ses mains et la secouant en riant comme un fou.
Puis il agita les bras en criant pour me faire peur : « Je suis Briarée aux cent bras. »
J’en restai cloué sur place avec dans ma main l’artichaut, que je tenais haut et droit comme une lampe votive.
« Ah, vous l’avez volé dans notre jardin… hein ! », poursuivit l’homme. « Bravo, bravo, mon petit monsieur ! Apparemment vous l’avez chouravé, ou, si vous voulez, en langage plus châtié, vous l’avez subtilisé… »
Alors il sortit de sa poche une loupe énorme et me la plaçant devant un œil de façon à produire un gros œil de bœuf, il me cria en pleine figure : « Voleur ! » À ce moment je perdis toute retenue et lançai l’artichaut avec les bouts pointus de ses feuilles sur la face rouge du gardien. Il devint alors doux comme un agneau, et comme un petit enfant se mit à pleurer à chaudes larmes, s’essuyant le visage avec un mouchoir plus petit qu’une main.
Vous pensez bien qu’avec la chaleur de cette face rouge et brûlante comme le soleil, les larmes étaient instantanément converties en vapeur.
Elles devenaient des vapeurs d’une blancheur extraordinaire qui montaient, montaient formant rapidement des files de petits nuages couleur de lait. Et les petits nuages couleur de lait devenaient rouges et dorés comme si là-bas, au loin, le soleil se couchait. Ou bien était-ce vraiment que là-bas le soleil rouge et or descendait à l’horizon lointain ? Ou bien était-ce encore la trogne du gardien ? Non, non, le cauchemar était fini, et là-bas était véritablement le soleil, le beau soleil enfin flamboyant, bordé de chapelets de nuages blancs chatoyants comme des fils de perles. Et au-dessous il y avait aussi la mer qui réfléchissait tout, comme un immense miroir, dupliquant cet effet magnifique. Je ne saurai jamais si c’était un rêve ou la réalité.
.

*
Dieu Horloge (Dio Orologio) par Remo Chiti
Une pause. Quelques instants d’exil sur cette feuille blanche, petite glèbe déserte où j’écrirai une demande au Néant, en caractères squelettiques.
L’aube colle ses lèvres étirées sur les carreaux de la fenêtre, et je ne rêve pas ; non. La terrible main imaginaire qui dehors montre du doigt une à une les choses de la vie, pourrait m’écraser là sur la table sans que je frémisse le moins du monde.
J’ai un petit Dieu devant moi : l’horloge : rigide, impeccable, égoïste ; sans la moindre apparence de créature, sans le moindre fluide humain ; je l’adore ; elle marque l’heure avec une extrême propreté sentimentale ! Donc : avoir la formidable propreté du métal. Je sais : la commune exaspération de l’insistant épilogue apathique de toutes les passions demande cette fixe et consolante chasteté. La vie a besoin d’un drame immense, déchirant, qui l’élève et la console : un drame unique qui l’endurcisse. La vie n’est pas habillée de sentiments : elle en est barbouillée.
« L’homme est semblable à Dieu » : c’est du petit lyrisme de Bochiman ambitieux. Belle figure ! Les hommes ont donné à la Matière l’expression du visage ; il faudrait tout refaire. Ils ont inondé les forêts et les déserts de leur perpendicularité et de leurs peurs. Ils ont créé l’incertitude et la duperie, insaisissables, inopportunes, inconcluantes. Comment ne pas rire de leurs douleurs ? Un arbre est plus tragique qu’un homme.
Une douleur sous un chapeau gris ! Une exaltation sous une perruque ! Observer l’univers la pipe à la bouche ! Dormir avec l’amour à ses côtés ! Les idéalismes se sont mêlés au bon sens. Au milieu des plus pénibles destins, on fait parade de pubescences et de pendentifs anatomiques. La foule se heurte sans exploser. Et les membres se balancent maladroits, consommant l’espace sacrosaint ! À une femme advient le phénomène qui a quelque chose de divin, elle a un bébé : et elle le jette dans les chiottes. Le Titien avant de se tuer s’empiffra de friandises. Une belle jeune fille se tira une balle pour une paire de bottes. Mieux, Caïus se suicida pour causer du dépit à une dame. Deux se sont battus au pistolet à propos d’un mot inconnu. Un autre prit femme à la suite d’un pari. Un autre encore fit un larcin à l’église et se mit à pleurer. Il y a beaucoup de fous. Les génies sont décevants. La gloire, l’amour, l’honneur deviennent des monuments. La liberté est à la discrétion des voisins. La réalité est un livre. Le mystère, une chemise. La religion, un bouche-trou. La science, provisoire.
Et puis il est si facile de mourir ! c’est tellement à la portée de tout le monde. Et la grandeur de la vie consiste tout entier dans une dette pressante envers la mort. Et alors ?
Mais il est donc vrai que l’apparente illogicité de la destruction est un raisonnement inusité de la Matière vindicative ? la dynamite lance en l’air sa suavité dominatrice, patiemment, dans l’espoir de l’entendre à la fin vibrer aiguë comme un tube de métal.
Oh, parler à peine de la vie, de façon seulement partielle ! Il y a tant de choses, tant de choses. Je le sais. Néanmoins, il y a peu de choses à dire de la vie : et après un long voyage de milliers d’années, envoyée et renvoyée à travers des forêts philosophiques, agrandie, diminuée, distillée, oubliée, célébrée, après une longue maturation, elle s’est toujours spontanément résumée ainsi : « La vie c’est, etc., etc. » Ça suffit. Rien.
C’est pourquoi il n’y a rien de plus fascinant que la violence.
Il est permis de supposer que dans une gifle pourraient s’épuiser vingt volumes d’atroces problèmes insolubles. Résultat glorieux. Comme dans certains lieux, dans des salons baroques, décrépits ou luxueux, où parfois l’esprit se perd comme en rêve : un blasphème sonore pourrait suffire à nous reconduire à la normalité et assigner aux personnes et aux choses une place décente et concevable dans l’univers.
Et à ce que Hamlet devienne un boxeur, pourvu que le loqueteux ne soit pas blessé, traînant les bandages de ses plaies, découvertes avec un exhibitionnisme insatiable. (Il est ennuyeux, déloyal, grossier.)
S’il ne nous est pas donné de parler de la douleur avec un respect constant, si la mort peut devenir un jouet puéril, si toute notre tragédie est condamnée aux coulisses de papier mâché, et au chahut final, je pense que nous avons besoin de beaucoup de silence, de beaucoup de réserve. Nous sommes peu d’hommes, fatalement sympathiques, à dépasser la comique machine mondiale avec la simplicité de notre sourire méprisant, avec la force bienveillante de nos larges mains de travailleurs, saturés d’une science si profonde qu’elle nous immunise contre tout étonnement, sobres, silencieux, capables de tout.
Il me plaît de m’imaginer ouvrier athlétique dans mon noir atelier, marié à une femme féconde ! Je le serais volontiers. Si pouvaient être tués les surhommes distraits ou escrimeurs devant mon atelier…
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L’aube a levé la tête, comme moi ; dehors tout est lumière ; et si ancien, prosaïque, mais avec tant de grâce légère que devant moi s’illumine un amandier en fleur… Que dire ? Se venger ? Appeler au soulèvement : (qu’alors que le printemps éclôt, une rivière de sang… etc.) Ah non ! laissons les arbres fleurir en secret.
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Lyriques ingérences d’autres mondes dans le mien (Liriche ingerenze di altro mondi sul moi) par Maria Ginanni
J’ai pu retrouver sur la palette nébuleuse des parfums perdus quelques couleurs de leur vie esquissée : je les ai recueillies et les attache délicatement à mes souffrances… sans savoir s’il me viendra du mal d’avoir dérobé leur secret à ces vibratiles fragilités… Voici les parfums dont je parvins le mieux à m’emparer.
Azuristre
Froufrou et caresse de soie dans la robe hâtive d’une petite étoile capricieuse qui en sa course imprudente faillit rompre sa tête blonde en trébuchant sur la courbe pachydermique de la terre.
Kli-Klo
Pantoufle multicolore laissée par terre par une étoile verte, cendrillon.
Oriar
La chevelure d’une comète folle pénétrant dans notre atmosphère. L’un de ses cheveux, infiniment long, s’est perdu dans mon mouchoir infiniment petit.
Violargenté
Les aspirations à la grandeur émanées d’un cerveau et de l’âme d’une dame sélénite.
Sans paraître†
Secret angoissé perdu dans l’âme d’un habitant de la rouge Mars…
† En français dans le texte.
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Entre deux doigts (Fra due ditta) par Maria Ginanni
Mon esprit s’ouvre tout grand, doucement, sur cette soirée brumeuse comme pour s’y abriter confortablement, comme pour se soustraire à la haine trop réelle de la vie.
La vie nous entraîne comme une poix pesante et obstinée : ici, au contraire, on est léger.
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Sentir cette soirée comme une solitude flottante et parallèle à celle des rues et du fleuve.
Désir de s’allonger entre ces deux solitudes comme entre les immenses draps-silence de cet énorme lit étendu qui coule et reste ferme comme le fleuve au-dessous, en anéantissant en nous la sensation du mouvement.
Les choses se sont imprudemment endormies sur la rive et sont tombées dans l’eau avec leurs reflets.
Dehors, la partie mortelle de leur corps appesanti car resté sans âme.
Les reflets sont les rêves des architectures et des silhouettes : peut-être n’existent-ils pas – comme les rêves – malgré leur évanescente existence ? ne sont-ils pas une réalité irréelle vécue par les choses ?
Je retrouve sous le calme du sommeil-eau à travers lequel passent et filtrent les cerveaux-pensées de cette file immobile de maisons et de coupoles une ville entière de fantaisie, embrumée seulement par la nuit comme les rêves du sommeil.
La brume endort aussi les lampadaires et les fait rêver comme des fous débonnaires et mégalomanes : arrondis et frangés par la brume, ils arborent tant de rayons et d’iridescence, se font signe les uns aux autres sournoisement en clignant de leur seul œil ouvert : certes ils s’illusionnent, se croyant des soleils possédant chacun un petit système planétaire.
La brume effilochée, bleuâtre.
La brume : tous les atomes gris-noirs qui nichaient dans les maisons et sur les ponts trapus se volatilisent envahissant l’atmosphère ?
Les ponts et les maisons en sont restées invraisemblablement légers : on croirait possible de les briser avec le doigt.
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Réveil (Sveglia) par Primo Conti
Sans rancune pour ceux qui nous ont fait souffrir (statisticiens et professeurs de calligraphie), devant chaque nouveauté de la vie à peine ouverte la porte, on devient méfiants même au premier souffle de mistral parmi les branches des arbres.
Conscience ouverte qui nous fait presque peur, se sentir définitivement nus, sans abri, assiégés par le soleil tapageur qui saute de caillou en caillou pour bouillir sur notre poitrine en une autre jeunesse que nous aurions pu perdre à l’instant !
Quand le matin je me réveille, et que dans la fumée du premier regard je déplace l’estampe grise des rêves sur les couvertures, j’éprouve l’immobilité de la nuit passée comme un rocher à franchir.
C’est alors dans une ferme incertitude que je conçois le premier geste : pensant au fragment à jeter contre les carreaux pour briser le paysage insomniaque, je sens avec précision la pesanteur de mes mains enfoncées dans deux plis blancs découpés autour de moi. C’est ainsi que je me pousse dehors, sans tristesse si mon vol s’accroche aux paniers pleins des marchands de légumes, aplati par une féminine vision éreintée qui cherche à marcher à mes côtés dans une soudaine douceur.
J’ai une parfaite appréciation des impossibilités matinales et la conscience de me sentir conduit par des pas que je ne connais point, parallèles aux trottoirs fleuris.
Matin : des gens qui courent et moi aussi vers quelque chose de vert, d’extrêmement vert. N’avons-nous pas tous laissé une poupée immobile sur le seuil de notre maison encore dense des agonies nocturnes ? Corps agile, qui pourrais claquer au vent comme un drapeau si tu ne te menais en laisse par la volonté, un jour viendra où je te planterai dans le vent hors des limites d’une ville solitaire, et dans cette respiration plus facile je te ferai ondoyer dans la simplicité des heures.
Alors, sous la dernière étoile, tu prendras dans l’aurore l’intacte virginité des maisons.


