À travers la banquise : Poèmes de Hans Friedrich Blunck (Traductions)

Les traductions qui suivent sont tirées du dixième volume des œuvres complètes de Hans Friedrich Blunck (1888-1961), publiées sans date (dans les années cinquante selon les libraires) par la Hanseatische Verlagsanstalt à Hambourg. Ce volume comprend les ballades et poèmes de cet écrivain prolifique, plus connu pour ses romans. Les présentes traductions sont tirées de la partie Gedichte ; elles seront suivies dans un prochain billet par des traductions de ballades. Blunck poète écrivait dans les formes classiques.

Les poèmes ci-dessous figurent dans l’ordre où ils apparaissent dans le volume, qui les réunit par thématiques sans indication de dates, sauf dans quelques rares cas et avec la dernière partie de l’ouvrage réunissant les « poèmes de jeunesse jusqu’à la Première Guerre mondiale » (de laquelle figure ici seulement le poème « Femme de marin », en fin de billet). Suivant cet ordre, d’abord figurent des poèmes aux thématiques étrangères, voire exotiques (I), puis viennent des pièces plus enracinées (II).

Hans Friedrich Blunck
par Alexej von Assaulenko, 1950

*

I

.

Antigua du Guatemala (Antigua-Guatemala)

Au pied des volcans
qui la délimitent ainsi que des donjons,
une ville vaincue. Les monts
agitent encore leur fumée au-dessus d’elle,

comme des drapeaux au vent. – À travers les murs nus
se pressent des Indiens en direction
du marché, avec leurs tissus bigarrés ;
palabrent, négocient marchands et paysans.

Mais les lignes antiques des rues
sont pleines de cathédrales défuntes,
de moutiers comme des monuments aux morts,
d’un vague empressement crépusculaire

de siècles effrités. –
Les beffrois sont en ruine,
leurs fissures par des nids de vautours
occupées. Les voûtes tendent encore

leurs arches au-dessus de somptueuses nefs,
reposent sur des colonnes aux courbes fascinantes,
mais le toit manque au-dessus des chœurs ;
les pâtres se sont tranquillement installés,

les chèvres broutent sur les degrés de marbre,
des paysans se reposent dans les niches des saints ;
habitués des cantines franciscaines,
les péons marchandent, crient, s’appellent.

Mais le soir, quand les cours d’eau s’illuminent,
quand rougeoie l’Agua1
dont la colère détruisit la ville,
quand après cette incandescence les pelouses s’irrorent,

on entend les spectres vaincus implorer
protection contre les seigneurs de la montagne,
on entend les cloches aux heures
tardives s’apaiser lentement, et les vieux maîtres

qui bâtirent cette ville gémir ;
on les entend délibérer à voix basse dans les ruelles,
conquistadores, moines, soldats –
à la dérobée, entre les poternes et les murs d’enceinte.

1 L’Agua : Un des volcans autour d’Antigua.

*

Jungle de bananiers (Bananendschungel)

Minces pousses qu’une brise
a tôt converties en vert tapis ;
hallier profond, odoreux, aveugle
dans lequel nous marchons rêveurs
en nous demandant quel est ce royaume.

Nos épaules fatiguées repoussent
les ombelles mûres des bananiers,
l’air est chaud, fermente en circulant
et suscite de nouvelles grappes de floraison
éclosant, les couvrant de moiteur.

Sans bruit, au-dessus du chapeau large,
un oiseau volète, et les feuilles murmurent.
Un rai de soleil ; un essaim
d’abeilles sauvages bourdonne dans cette clarté,
et dans mes yeux presse le sang.

*

Blocksberg

Ndt. Blocksberg, en hongrois Gellérthegy, est un quartier de Budapest, capitale de la Hongrie, sur le versant de Buda. Ofen, cité dans le poème, est un autre nom pour ce versant de la ville, l’autre versant étant Pest. Les « eaux chaudes » évoquées dans le premier quatrain sont les eaux thermales de l’église troglodyte Notre-Dame-des-Hongrois.

Au milieu de la ville, un énorme bloc de lave
au bord du Danube ; aujourd’hui encore
il en sourd, où les malades boivent, des eaux chaudes
qui ruissellent en fumant sur les seuils de pierre.

Blocksberg la nomma l’Allemand qui descendant le fleuve
s’établit ici, et elle sait des histoires de vols de sorcières
vers Ofen. Saint-Gellert disaient les Hongrois,
du nom du baptiseur quand ils se convertirent au Christ.

Ah, elle connaît encore de saints hommes
et de beaux jeux, cette cité. Que le fleuve souriant
m’excuse si je compare ses femmes,
belles ô combien, – aux saints de la cathédrale.

*

Promenade nocturne dans Riga (Später Gang durch Riga)

Entre les pignons des bâtisses gothiques
brillent les astres, dans les rues étroites ;
Des tours la soif abrupte pour Dieu
semble seule monter vers les hauteurs sombres.

Hors du temps et recueilli, mon pas ;
et les pierres que je foule retentissent
comme si elles connaissaient les ancêtres morts
qui me guident ici, que je conduis.

*

Vésuve, montagne des Goths (Vesuv, Berg der Goten)

Mont qui te dresses avec le fruit rougeoyant
de la flamme à ton sommet couvant,
qui te reflètes dans le feston de nuages
flottant mobile au-dessus de ton cône,

tu reçois depuis des millénaires le feu
que tu prodiguais aux armuriers. Je vois la lance
qui tua Teias2, vois d’un peuple
la fin héroïque, les yeux tournés vers la mer.

Dans tes crevasses est mort le Goth, mort
de la mort errante, repos de nos peuples ;
je m’incline devant toi, montagne, devant tes tombeaux –
j’éprouve du respect, ainsi qu’un amer fardeau.

2 Teias : Dernier roi des Ostrogothes d’Italie, tué en 552 par les Romains d’Orient à la bataille du Vésuve.

*

À travers la banquise (Fahrt durch Jungeis)

Notre vaisseau rapide. Nous glissons sans bruit
à travers la glace couverte de neige, comme un traîneau
aux patins silencieux contre la surface ;
on voudrait entendre les grelots, le bruit de sabots
des bêtes qui nous emportent. – Et quasi nulle fissure,
quasi nul tourbillon ne plonge dans les profondeurs.
Maintes lumières courent avec nous sur la neige, comme si
un livre de rêves s’ouvrait et se refermait.
– Un éclair droit devant : immense, la banquise
luit, dressée, comme une flamme verte.

*

Londres (London)

Le languide vent d’automne emporte des feuilles jaunes
devant ma fenêtre ; les parcs de Londres brillent
emmi leurs voiles visités de lumière,
mains de dieux amicaux entre les pierres.

Je ne suis qu’un hôte mais je me sens chez moi ;
si proches tous les amis ! Automnale efflorescence,
l’humide parterre de fleurs et les premiers nuages
rayonnent l’un vers l’autre comme deux miroirs.

*

Lacs d’Écosse (Schottische Seen)

Les collines se dressent nues, sans verdure
et pétrifiées, au-dessus des lacs livides.
Elles portent le brouillard constellé de mouettes,
de mouettes blanches sur la sombre lande.
Un vent vif souffle depuis les sommets, siffle
et tonne, regardant les bassins profonds ;
tu entends proche la mer, qui dans ce vent murmure,
la vallée encapsule cet écho telle un coquillage.

.

II

.

Une vallée en Franconie (Tal in Franken)

Prairies de cressons et pissenlits en fleurs,
routes où les chars à bœufs lentement circulent,
champs répandus autour de fermes blanches,
presque ensevelis sous la montagne aux sombres pins.

Rivières joyeuses qui reflètent les nuages,
leurs hautes tours, leurs clairs campaniles,
et qui aux abreuvoirs marécageux des chèvres
conduisent leurs luisantes vagues d’argent.

Et tant de jeunes papillons, aussi vieux que les nuages,
qui naissant de l’azur et passant
éternellement flottent au-dessus de ce pays :
champ montagnard de Dieu, fécond, de semence avide.

*

Marais au crépuscule (Dämmernde Marsch)

La ferme est lasse, le jour s’efface sous des ombres épaisses.
Un appel tardif depuis le nid de corneilles,
et sans bruit sur les estrans noyés
le brouillard se répand porté par le vent d’ouest.

Un cri de vanneau, là où depuis les dernières lueurs
la digue s’échelonne dans le crépuscule villageois ;
Un battement d’ailes, à peine visible,
lourd de nuit traîne l’obscurité sur le marais.

*

Brume du soir (Abendnebel)

Une brume laiteuse s’en vient des lacs
et trempe la terre comme par de blanches touffes,
effleure les hautes collines,
caresse les aulnes et va jusqu’aux chevreuils –

la journée fut chaude. Mais à présent, à l’heure des grillons,
c’est comme si un être maternel paraissait,
avant le sommeil, pour donner le sein à la forêt,
flottait fumeux, aveugle, sans paroles.

*

Dans les dunes (In den Dünen)

Une dune mouvante dentelée par les vents
se dresse au clair de lune ; immense, comme
elle se tend vers le ciel ! Un sable fin
vole ainsi qu’une fumée blanche, l’étouffe.

La lune, mon nocturne compagnon de voyage,
éclaire sa tête sauvage, verse son éclat
sur sa couronne comme enneigée.
Mais cet éclat reste mat, tissé de sable.

Et je grimpe, m’appuyant sur les mains,
ployé, jusqu’à la crête. En tremblant je regarde
de la dune mouvante façonnée par la tempête
la route colossale ruisselant dans cette grise clarté.

*

Hirondelles sur l’étang (Schwalben überm Teich)

Deux hirondelles effleurent l’eau,
dans l’onde mouillent leurs blancs poitrails
et pépient bellement, comme des clochettes,
s’envolent, pareilles à de clairs sillons, dans la lumière
et traversent l’agitation des moustiques. –
Vainement une brise berçant les prés argentés
veut les suivre : au-dessous d’elle, elles poursuivent
des coléoptères qu’elles cueillent dans l’eau.

*

Vu depuis le chemin de montagne (Ausblick vom Bergweg)

Au loin, sous la lune, c’est le versant
avec ses sapins dentés, échafaudage de la montagne. –
Le promontoire comme une immense côte
résonne du tintement errant de clarines invisibles.

En bas, comme un fleuve rougeoyant,
la vallée, antique et vaste en parure de fête,
brillante dans sa robe solennelle
de fiançailles nocturnes attendant le dieu.

Elle est si calme dans la couronne de ses sapins !
Et le son des clarines monte à travers le haut pays.
Une harde de chevreuils, du bois de bouleaux
sort tout à coup, flammes rouges.

*

Nid de chouette (Eulenhorst)

Le chêne au-dessus de mon toit
frémit, ébranlé par le vent.
La lune à profusion répand son argent
en le secouant depuis son filet.

La chouette l’emporte dans son trou,
joue avec les lumières blanches ;
des esprits ensorcelés crient alentour,
avides, avec des faces blêmes.

Au petit matin l’argent ternit
et les dupes maugréent,
la chouette s’enfonce dans l’obscurité
pour compter son pauvre trésor.

*

Ancien héritage (Altes Erbe)

Chaque fois que je vois la mer, le désir me prend
de me lancer sur l’immensité des vagues,
dans le souffle des vents d’éployer les ailes blanches
de mes voiles, pour chasser avec elles.

Au-delà des mers verdoient des pays plus chauds,
de belles grappes sont sur les vignes, brunes, ruisselantes,
mes regards errent à travers la grise nuée mobile
dans une lumière comme celle du soleil sur des créneaux.

Chaque fois que je vois la tempête, mes ancêtres m’appellent,
de nombreux aïeux s’élève l’appel vibrant,
et mon vaisseau part avec les rafales cavalcadantes
en quête de rivages étincelants, sur des sabots d’écume.

*

Traversée nocturne (Nächtige Überfahrt)

C’est toujours, en voyage, comme un phénomène fantomatique
quand, sursautant à cause de trains nocturnes,
à moitié réveillé par le contrôleur à moitié endormi,
avec valises, passeport, billet, le manteau battu par le vent,
tu cours à travers une gare et devant l’entrée
tu humes la mer dans le noir, et le sable, les joncs.
– Encore assoupi, tu suis un pardessus
à vive allure à travers les rails et les flaques ;
les brouillards gris s’annellent autour de lampes spectrales,
la douane, – attention à la rampe de chargement, –
gréements et madriers, – en tas gris une voile ;
les projecteurs envoient leurs cônes blancs
aveuglants à travers la nuit, – encore un hangar ;
puis le fantôme du bateau à quai, dans un riche
flot de lumière armuré. Les stewards sont là qui attendent.
Tu butes contre une marche, les valises volent, –
et tu es enfin à bord, à moitié endormi. Sur le quai se penchent
encore des visages, des poitrines.
                                                  Cela ne t’importe guère.
Tu perçois la mer, marches plus fermement sur le pont,
ressens le premier léger balancement,
et tu regardes, en respirant fortement, depuis le bastingage.
La mer est à toi ! Tu vois les clairs ciseaux
du phare sur les bateaux et le quai ;
la mer oscille. Et tu attends !
Le mince brouillard luit dans la lumière. L’horizon
souffle vers toi, mystérieux ; tu deviens l’étendue.

*

Courte nuit (Kurze Nacht)

Bientôt minuit, pourtant au nord
il est encore une lumière, que diffusent les marais livides ;
C’est comme si ce jour ne s’était jamais fatigué ;
avant de disparaître, il monte à nouveau.

Les jeunes chouettes se lamentent dans les taillis,
osant à peine déployer leurs ailes,
car la nuit tarde. Aveuglée,
la chauve-souris volète entre nuages et sapins.

*

Pas un commencement et pas une fin (Nicht Anfang, nicht Ende)

Tu n’es pas un commencement et pas une fin, mon frère,
pas un esprit premier, pas un dernier enfant,
un arbre peut-être qui au milieu de l’automne songe déjà
au mois de mars et sa couronne riche de fruits.

Pas un commencement et pas une fin, mon frère !
Je dis : quand nous entrâmes dans cette vie,
une porte s’ouvrit sur notre chemin,
nous marchons dans un défilé à travers la montagne.

Et ce que nous appelons la vie est plein de fatigue,
un puits muré par des chutes de pierre,
et souvent aussi la mélancolie, surgissant comme un ennemi,
nous fait de la route un fardeau.

Ce n’est pas un commencement et pas une fin, mon frère !
Sache qu’est longue la route que nous traçons
de vallée en vallée, et de rudes montagnes se dressent
devant la terre promise à laquelle nous aspirons.

*

Soir (Abend)

Comme descend sur moi la paix,
visage voilé,
et comme de ses mains invisibles
elle conduit mes sens à son silence !

Je m’éprouve l’enfant d’une mère
pas encore né, tandis que je ferme les yeux.
Le dernier léger battement de mon cœur
seul me porte encore, quand je quitte le jour. –

Une sorte de rêve. Tellement calme, comme si ce moment
tenait entre les deux mouvements de respiration
de Dieu lui-même et je reposais profondément
sur son sol immobile.

*

Village dans la nuit (Dorf in der Nacht)

Avez-vous déjà vu comme, la nuit,
dans le village les maisons se penchent l’une vers l’autre,
comme, pendant le jour ensoleillées, éparpillées,
à l’approche de l’obscurité elles se serrent avec angoisse ?

Les lumières semblent allumées seulement
pour que les maisons se rapprochent et se réchauffent ;
les rues s’amenuisent, les gens s’étonnent
que la nuit les longs chemins disparaissent.

*

Le jeune taureau (Der junge Stier)

Dix fois le jour j’allais lui rendre visite,
jouer avec lui, apporter du lait,
du bon, blanc et chaud lait maternel,
et je caressais son long crin doux.

Quand les vaches allaient à travers la prairie
jusqu’à la traite, je le gardais près de moi,
comme un petit enfant il courait à mes côtés,
et nous jouions comme de petits enfants.

Je tapotais son large dos,
de ses courtes cornes j’étais si fier,
ainsi que de la crinière qui lui poussait ; son front
devenait dur comme de l’ébène.

Oh comme j’aimais sa force, sa démarche !
J’arrivais encore à lui tenir tête ;
il courait à moi, joueur et pataud,
quand je sortais avec la charrue.

– Un jour, je le vis faire irruption parmi les vaches,
il bondissait, sabots luisants,
et je lui faisais signe mais il ne me suivait pas,
alors je l’appelai en colère.

« Tu me connais pourtant ! » – était-ce la claire lumière du soir
qui nageait sur ses blanches paupières ?
était-il devenu sourd ? Je ne lui connaissais pas cette étrangeté,
la crête hérissée de sa crinière.

Je l’entendis mugir, – il frappa le sol,
plongea ses cornes dans l’herbe, et grondant sourdement
me menaça. Pour lui montrer qui était le maître,
je saisis dans chaque poing la puissante racine des cornes,

et le tirai, le forçai à rentrer dans son enclos,
à l’intérieur de la haie qui entoure son terrain.
Mais dans cette lutte je sentis ses narines chaudes,
la bête indocile, – dont l’homme est l’ennemi !

Comme quand, enfant, un jour nous paraissent étrangers
ceux que l’on avait crus amis, – j’ai perdu
mon jeune taureau. Il devient la gloire de notre ferme.
Quand je l’appelle pour jouer, il s’offusque.

*

Femme de marin (Seemannsbraut)

Le vent souffle autour de la maison,
mon aimé n’est pas là.
Les fenêtres sont troubles et l’eau, grise,
tandis qu’elle était bleue comme ses yeux
quand il est parti.

Le vent hurle autour de la maison,
mon aimé n’est pas là.
Les joncs bruissent et l’araignée rit.
Où est mon aimé cette nuit, cette nuit –
j’ai si peur !

Hurle, vent, hurle,
ramène mon aimé à la maison !
La tempête court sur la mer et la mouette crie,
mais une peine de femme vole plus inquiète,
fait pâlir les joues.

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