Cancionero grenadin : Poésie de Francisco Villaespesa 2

Poursuivons notre voyage poétique avec le poète andalou Francisco Villaespesa, après une première série de traductions ici. Les textes qui suivent sont un choix tiré de trois courts recueils posthumes, dont les écrits datent de 1928 : Elegías de lo que no vuelve (Les élégies de ce qui ne revient pas), Las ermitas de Cόrdoba (Les ermitages de Cordoue) et Cancionero granadino (Cancionero grenadin).

Un mot sur la traduction du titre : nous avons laissé le mot espagnol « cancionero » dans le français, car le terme « chansonnier » peut certes désigner un recueil de chansons, ce qui est précisément le sens de cancionero, mais s’applique surtout de nos jours à un artiste de scène, auteur et interprète de sketchs et de chansons, et nous goûtions peu une telle association d’idées. Nous nous sentons légitimés dans ce choix par l’usage en français de l’hispanisme « romancero », qui désigne un recueil de vieilles romances (ou plutôt vieux romances), comme dans le Romancero gitan (en français) de García Lorca. Quant à l’adjectif « grenadin », il se rapporte à la ville de Grenade : le recueil est dans la veine andalouse, et même arabo-andalouse, chère à ce grand poète espagnol.

Couverture de la pièce de théâtre de Francisco Villaespesa, El alcázar de las perlas (dans la veine arabo-andalouse)

*

Les élégies de ce qui ne revient pas
(Elegías de lo que no vuelve)

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Remembrances (Remembranzas)

Tes cheveux de jais
doivent être blancs à présent ;
tes yeux doivent être caves,
et tes joues pâles ;
tes mains qui sur le rouet
filaient des voiles nuptiaux
à présent tissent maladroitement
les ombres de ton suaire.
Ton corps est solitaire,
solitaire ton âme,
plus solitaire encore si comme la mienne
elle est en mauvaise compagnie !
En voyant ta vie perdue,
tu soupires, accablée, en larmes :
« À quoi bon ce corps,
à quoi bon cette âme ? »

*

Le facteur (El cartero)

Le facteur de mon quartier
me voyait à mon balcon
trembler d’impatience
dans l’attente de tes lettres…
Ces lettres qui étaient
comme des miroirs de ton âme !
Je tremblais en les recevant,
en tremblant j’en ouvrais l’enveloppe,
et tremblant je les lisais,
et tremblant je les baisais,
car les tendresses écrites
valent mieux que celles parlées.
Parce que les écrits restent
mais les paroles, elles,
le moindre vent qui passe
les emporte à jamais !

*

Fiels (Hieles)

Hélas, Seigneur, quelle amertume !
Quelle amertume, Seigneur !
Amères sont mes lèvres,
amère ma voix,
amères mes oreilles,
amers mes yeux,
car c’est une source de fiels
éternels que mon cœur !
Il goûte seulement, parfois,
entre tant d’amertume,
comme une goutte de miel
le souvenir de ton amour…
Et cette douceur impossible
décuple mon chagrin !

*

Solitude (Soledad)

Nombreuses sont celles qui m’ont juré l’amour ;
elles l’ont juré, peut-être,
les unes par compassion,
les autres par vanité ;
et toutes, toutes seulement
pour le plaisir de jurer !
Et dans ma vie elles sont passées
comme les nuages au-dessus de la mer !
Seule ne m’a rien juré
et reste toujours avec moi
cette vierge aveugle et muette
qui s’appelle Solitude !

*

Alors (Entonces)

Quand nous aurons les cheveux blancs,
toi et moi nous retrouverons ;
l’amour prisonnier sera libre
et ce qui n’a pas été, sera !
Et, un soir, assis
à la fenêtre, peut-être
verrons-nous derrière les carreaux
tomber la neige, si blanche.
« Voilà le printemps ! »,
te dirai-je, d’une voix chevrotante.
« Voilà les amandiers
qui fleurissent à nouveau ! »
Oh, rêve de printemps
rêvé au milieu de la vieillesse !
Je sais que nous serons réunis
et que ce qui n’a pas été, sera !

*

La dernière hirondelle (La última golondrina)

J’ai demandé à l’hirondelle,
un matin d’avril,
d’aller, t’effleurant de ses ailes,
te dire que sans toi,
sans la chaleur de tes baisers,
il ne m’est plus possible de vivre :
« Hirondelle, hirondelle,
qu’a-t-elle répondu ? dis-moi… »
« Ce qu’elle m’a répondu,
il ne faut pas que tu l’entendes…
Si dure fut sa réponse,
je la trouvai si dédaigneuse,
que, tout comme tu pleures pour elle,
moi je pleure pour toi ! »
Et l’hirondelle du mois d’avril
s’en fut pour toujours…
Tout ce à quoi j’aspirais
fut perdu de la même manière !

*

Élégie d’hiver (Elegía invernal)

Douleur de vivre mourant,
douleur de mourir en vie ;
de sentir que chaque heure
qui sonne au beffroi
est un nouveau coup de hache
faisant gémir le vieux tronc !
Douleur de vivre mourant
et de sentir sa propre mort !
Bûcheron du temps, quand
jetteras-tu à terre, enfin,
cet arbre qui pourrit
de la tête aux racines ?
Il neige… Il fait froid…
Tout est vague et gris…
Sous tant et tant de neige,
un nouveau printemps peut-il fleurir ?

*

Les ermitages de Cordoue : Journal d’un ermite
(Las ermitas de Cόrdoba. Diario de un ermitaño)

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Bulle de savon (Pompa de jabόn)

La bulle de savon qui éclate
sur les ailes de la brise,
si fugace, a pourtant duré
plus longtemps que notre bonheur…

Elle est née à la lumière d’un éclair
et sa clarté brillait encore
quand n’était plus qu’une larme
ce qui commença par un sourire !

*

De l’expérience (La experiencia)

Il faut avoir de l’expérience,
disent les gens sensés,
car sans expérience rien
ne peut s’obtenir en ce monde !

Expérience, de tant
de douleurs que tu m’as données
je n’ai appris qu’une chose,
c’est que tu ne sers à rien !

*

Le temps (El tiempo)

Le temps passe à notre côté
et nous restons…
Et c’est le temps qui reste,
nous qui passons !

Nous passons parmi les ombres
du temps, sans laisser de traces…
Perdus parmi les ombres,
Seigneur : où allons-nous ?

*

Parfum qui passe (Perfume que pasa)

L’espoir est seulement
une joie qui s’approche…
Quand la joie a passé,
elle ne laisse qu’un parfum :
ce parfum de larmes
que l’homme appelle tristesse !

*

Le chameau noir (El camello negro)

Âme, détache-toi sans attendre
de tout ce qui t’entoure
et tiens prêt ton sac
pour le dernier voyage.

La Mort est un chameau noir
qui, lorsqu’on y pense le moins,
vient s’agenouiller à notre porte
pour le voyage éternel !

*

La vérité (La verdad)

Mensonge ce que nous rêvons,
mensonge ce que nous voyons,
et l’homme, parmi ces mensonges,
poursuit la Vérité sans trêve,
sans savoir que la Vérité
elle aussi est un vain rêve.

*

Dans la vie (En la vida)

Je parle et personne ne me comprend ;
on me parle et je ne comprends rien…
Suis-je mort parmi les vivants
ou bien vivant parmi les morts ?

*

Fantômes (Fantasmas)

Des combats de la vie
nous avons fait retraite…
Tu es comme une ombre
et je suis comme un fantôme
qui pour fuir la vie
vont à la recherche de leurs âmes !

*

Espérances (Esperanzas)

De tous les maux le temps
est le meilleur baume,
non qu’il guérisse, mais il fait place
à la guérison.

Corps et âme, c’est tout un ;
ils sont égaux en tout :
l’âme est un corps qui souffre,
le corps une âme en peine.

*

L’aimée jamais venue (La amada que nunca vino)

Il n’y a rien de sûr en ce monde,
rien ne commence ni ne finit…
Le mensonge et la vérité
sont un même mensonge…

Tous regardent la Mort
comme un squelette armé d’une faux…
J’en rêve comme de la bien-aimée
qu’en cette vie je n’ai jamais rencontrée !

*

Fumée et vent (Humo y viento)

Ne te vante pas de ta fermeté,
car tout est fragile en ce monde !
Du lendemain nul ne peut être sûr,
et seul un fou se fie
au vent et à la fumée !

*

Nébuleuse (Nebulosa)

L’homme vit dans les apparences
et dans les apparences il meurt ;
personne ne sait ce que cache
le voile qui nous enveloppe !

Rien, rien en ce monde
n’a de commencement ni de fin,
car la mort donne la vie
et la vie donne la mort !

*

À l’heure de la traversée (En la hora del tránsito)

L’espoir est un de ces breuvages
avec lesquels endort
la pitié des bourreaux
ceux qu’ils vont mettre à mort…

Je ne maudis la destinée
ni ne renie mon sort :
les blessures qui nous tuent
sont celles qui font le moins souffrir !

*

Ombres (Sombras)

Nous traversons le monde
en quête du bonheur,
et le bonheur c’est notre ombre
qui marche derrière nous !

Cherche-le dans ton cœur
si tu veux le trouver un jour,
car si tu ne l’y trouves point
tu ne le verras pas dans cette vie !

*

L’unique vérité (La única verdad)

« Je cherche la vérité nue ! »,
cries-tu comme un fou,
balayant les ombres
de l’anxiété de tes yeux.

La Vérité ne va pas nue
ni ne traîne un manteau…
C’est un squelette livide
avec une faux sur l’épaule !

*

Semper

Après tant de maux,
j’ai découvert
que ce sont les maux qui, dans la vie,
nous la font aimer davantage !

Tout est douleur en ce monde,
car le plaisir lui-même
cause une douleur plus grande
quand en revient le souvenir.

*

Dans les nuages (En las nubes)

Tourne ton regard vers les fleurs ;
laisse en paix les étoiles
parce que ceux qui regardent le ciel
butent contre la moindre chose…
et qu’il est dans la vie des faux pas
qui coûtent plus que la vie !

*

La prison (La cárcel)

Nous naissons en pleurant,
et c’est parce que nous devinons
que cette vie est une prison
où nous serons enfermés…
Que laissons-nous derrière nous,
que cela nous cause tant de peine ?
D’où venons-nous ? Quel crime
devons-nous expier ?
En entrant dans la vie
ainsi qu’une condamnée,
sur le seuil de sa prison
l’âme se met à pleurer.

*

Cancionero grenadin
(Cancionero granadino)

.

NdT. Le recueil évoque, sous leurs noms usuels, différents sites de Grenade et de l’Alhambra : la fontaine du noisetier, la cour des myrtes, la cour aux lions, le belvédère de Lindaraja, les Tours vermeilles… Boabdil est le dernier roi maure de Grenade, et Morayma son épouse.

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La cour des myrtes (Patio de los arrayanes)

Les myrtes diffusent
un aigre parfum de mort.
Les arches se courbent comme
priant à genoux…
Un poignard enfoncé dans la poitrine,
sur les eaux du bassin flotte le cadavre
d’une sultane… Dans le ciel
le crépuscule pleure du sang.

*

La fontaine du noisetier (La fuente del avellano)

Fontaine cristalline !
Je ne sais ce qu’il y a dans ton eau
pour que celui qui s’en désaltère
devienne malade d’amour à jamais ;
d’un amour qu’augmente l’absence
et que le temps fuyant accroît.
Las ! comment t’oublier,
claire et fraîche fontaine,
si j’ai bu la lumière de ton eau 
dans la coupe de ses mains !

*

Nocturne de l’Alhambra (Nocturno de la Alhambra)

Dans la nuit de Grenade,
notre corps et notre âme
semblent se confondre
avec les étoiles lointaines…
La musique des fontaines
m’endort ; les parfums
des fleurs me tuent ;
et la lune me couvre de son linceul.

*

Les rossignols de l’Alhambra (Los ruiseñores de la Alhambra)

I

Rossignols de l’Alhambra,
vous ne gazouillez pas en espagnol…
Seul un Arabe peut goûter
le miel de vos chants :
cette musique qui fait
pâlir les astres
et ravit en extase
les feuilles des peupliers !

II

Rossignols de l’Alhambra,
dans quelle langue céleste
gazouillez-vous, quand pour vous écouter
la brise suspend son vol
et les étoiles elles-mêmes
descendent dans les fontaines ?

Rossignols, quand je ne serai plus,
afin que vous berciez ma mort,
que l’on m’emporte à l’Alhambra
et qu’on m’enterre dans ses jardins…

Dans le jardin le plus caché,
où pleure une source,
où s’effeuille un rosier blanc
et prient quatre cyprès !

*

La cour aux lions (El patio de los leones)

Avec toutes les merveilles
du ciel et de la terre,
les yeux noirs de Laïla
créèrent ce Paradis…
Telle est, Laïla, ta beauté
que les lions de pierre
depuis plus de sept cents ans
pleurent ton absence.

*

Le cyprès de la sultane (El ciprés de la sultana)

Ils traversèrent les jardins,
comme des ombres, en tapinois,
pâlissant et tremblant
au moindre souffle d’air…
Dans l’ombre ils s’embrassèrent,
et l’ombre d’une alfange
d’un coup décapita
les ombres des amants !

*

Le jardin de la reine (El jardín de la reina)

Même au Paradis
on ne trouve un tel jardin !
Sous la lune tu es d’argent,
tu es d’or et de pourpre au soleil !
Tandis que j’embrassais Djanana,
le sultan nous surprit…
Béni soit ce baiser
qui me voue à la mort !

*

Belvédère de Lindaraja (Mirador de Lindaraja)

Un fragment de Paradis
descendu sur la terre !
Coquillage d’arc-en-ciel, pour
te garder comme une perle !
La lèvre de baisers humide,
je partis pour la guerre…
Et ton ombre depuis des siècles
derrière le moucharabieh m’attend.

*

Les œillets de Grenade (Claveles granadinos)

Où Laïla blessée tomba,
des œillets rouges ont poussé ;
c’est pour cela qu’ils sentent l’ambre et le sang
et la peau bronzée ;
et que leur couleur nous fascine
et que leur parfum rend fou !
Dans tes œillets, Grenade,
fleurissent amour et jalousie !

*

L’adieu de Boabdil (El adios de Boabdil)

Du haut d’un raidillon,
en direction des Alpujarras,
Boabdil regarda
Grenade pour la dernière fois.
Pleure, Boabdil, pleure du sang
jusqu’à la dernière goutte,
car perdre Grenade est pire
que perdre le Paradis !

*

La chanson du Maure aveugle (La canciόn del moro ciego)

I

Au pied des Tours vermeilles
chantait un Maure aveugle :
« Grenade de mon âme,
du monde entier sultane,
bien qu’ils t’aient donné le baptême,
tu ne seras jamais chrétienne
tant que brillera dans ton ciel
la demi-lune d’argent ! »

II

Recroquevillé contre la porte
d’une mosquée africaine,
au triste son de la guzla
l’aveugle maure chantait :
« Depuis que je vous ai perdues,
hautes tours de l’Alhambra,
j’ai tant versé de larmes
qu’elles m’ont rendu aveugle !

Que ferais-je de mes yeux
si je ne dois plus revoir Grenade ? »

*

Le trésor (El tesoro)

On dit que ma maison renferme
un trésor des Maures…
Enterré au pied d’un oranger,
un soir d’automne
je le trouvai ; j’en fis des vers
et le cache dans mon cœur…
Tous les vers que je donne
proviennent de ce trésor !

*

Morayma (Moraima)

Dans la vallée où je suis né
est enterrée Morayma…
À la recherche de sa sépulture
des Maures sont venus d’Afrique !
Ils creusèrent de tous côtés
sans rien trouver !
Personne n’a découvert sa tombe
car sa tombe est dans mon âme !

*

Au jardin (En el jardín)

Jasmins, chèvrefeuilles,
platanes… Tandis que, joyeusement,
ma sœur et mes cousines arrosent
les pots d’œillets,
moi, assis dans le kiosque
au bord de la fontaine,
je regarde comme un somnambule
s’éteindre et s’allumer,
entre les algues, rouges
et dorées, les flammes des poissons…

*

Poésies complètes de Francisco Villaespesa chez Aguilar.

4 comments

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