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Documents. Le Bloc-notes de Mauriac sur le Proche-Orient de 1968 à 1970
Extraits du dernier volume du Bloc-notes de François Mauriac (1885-1970), volume 5, couvrant les années 1968, 1969 et 1970 jusqu’à la mort de l’écrivain le 1er septembre 1970. Nous citons la version parue dans la collection Points Essais, avec présentation et notes de Jean Touzot, de 1993. L’édition la plus récente date de 2020.
Les extraits ci-dessous concernent la politique internationale de la France, sous de Gaulle puis Pompidou, au Proche-Orient. Nous citons en tant que de besoin les notes de bas de page dues à Jean Touzot (ci-dessous JT), en italiques ; nos rares commentaires sont entre crochets [ ].
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2 février 1968
Ce qui s’est passé en France chez certains Français, au lendemain de la guerre des Six Jours, c’est que ce qui était à leurs propres yeux un mauvais sentiment refoulé, dominé, jamais tout à fait vaincu, a trouvé sa justification. Ces lettres furieuses d’amis juifs, ces injures à de Gaulle nous mettaient le nez sur une évidence qui, certes, n’excuse à aucun degré l’antisémitisme, mais qui en donne l’une des clés avouables. Enfants, nous nous gargarisions d’un vers de Bornier : « Tout homme a deux pays : le sien et puis la France ! » Tout juif a deux pays : le sien, d’abord. C’était ce que nous étions tentés d’accorder à l’adversaire et qu’une part de nous-mêmes avait toujours cru ; et la preuve, c’est cette loi de numerus clausus qui n’existe plus en droit, mais qui continue de jouer chez beaucoup : « Vous avez vu dans Le Figaro de ce matin, me disait l’autre jour cet ami alarmé, il y a cinq cent mille juifs en France, ils ont doublé depuis la guerre. Déjà ils envahissent tout… » Je me moquai de lui, mais quelque chose répondait en moi à sa peur, quelque chose dont à dix-huit ans j’avais cru pourtant extirper la dernière racine.
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11 janvier 1969
Au vrai, la seule menace grave ne saurait venir pour lui [de Gaulle] que d’Israël même en tant qu’il constitue une puissance universelle. Déjà elle se manifeste à Washington avec violence : «… Chaque matin le courrier déverse sur le bureau de notre ambassadeur, M. Charles Lucet, un torrent de manifestes violents émanant de différentes associations juives américaines ou de simples particuliers. Presque toutes ces missives ne se bornent pas à formuler un blâme. Elles expriment une menace précise qui vise la diffusion des produits français aux États-Unis… » (Le Figaro).
Note de JT. La décision de l’embargo [sur la livraison d’armes à Israël, embargo décidé par le général de Gaule], fort impopulaire, suscite un tollé, même au sein de l’UDR. Une phrase du général au Conseil des ministres, telle que le secrétaire d’État à l’information la rapporte : « Il est remarquable, et il a été remarqué, que les influences israéliennes se font sentir dans les milieux proches de l’information », augmente encore le mécontentement de l’opinion. [L’embargo avait commencé en 1967 avec la guerre des Six Jours et fut étendu aux vedettes (voyez l’affaire des vedettes de Cherbourg ci-dessous) après le raid israélien sur l’aéroport de Beyrouth en décembre 1968.]
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24 février 1969
Je déjeunais l’autre jour avec un confrère et ami, gaulliste fervent, qui me confiait son angoisse devant la puissance des ennemis que la politique de De Gaulle lui suscite : « Il s’est mis une affaire Dreyfus sur les bras ! » Mais tel est le risque de passer pour antisémite, selon cet ami, que les vérités les plus évidentes doivent être tues. Quant à l’inimitié de l’Angleterre, elle a éclaté depuis ce déjeuner, avec une virulence dont personne n’a dû être moins étonné que mon ami, si ce n’est de Gaulle lui-même, car s’il a mesuré ce que nous devons et ce que lui-même doit à Londres, lui seul sait ce qu’il y a subi.
Note JT. La France avait refusé de participer, le 14 février, à Londres, à la réunion du Conseil permanent de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) sur la situation au Proche-Orient. Le 21 février on révèle à Londres la teneur d’un entretien secret qu’aurait eu le général de Gaulle, le 4, avec l’ambassadeur de Grande-Bretagne. De Gaulle aurait souhaité des discussions politiques bilatérales et secrètes pour préparer l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE. Londres n’entendait pas négocier à l’écart des cinq autres partenaires de l’UEO. [Cette note n’est pas des plus claires : on voit mal la relation entre la situation entre le Moyen-Orient et l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE que cette note fourre ensemble, sans guère d’explications, alors que le texte de Mauriac semble en parler comme de deux points indépendants l’un de l’autre.]
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Novembre 1969 (p. 272) [La date n’est pas indiquée : JT indique que la date du 6 novembre portée dans l’édition originale est fautive. De Gaulle n’est plus chef de l’État depuis avril 1969, à la suite de l’échec du référendum sur la régionalisation ; son successeur est Georges Pompidou.]
Ce que personne n’ose rappeler, tant on a peur d’être accusé d’antisémitisme, c’est qu’il y eut une autre cause du triomphe des « non » au référendum : ce fut la politique du Général à l’égard d’Israël. Je regrette de ne pas avoir gardé certaines lettres où des amis juifs, fervents gaullistes, devenaient d’un seul coup des adversaires implacables.
Note JT. Le manuscrit d’un bloc-notes postérieur, revenant sur ce fait, cite le propos du banquier Edmond de Rothschild : « J’ai toujours été gaulliste, mais maintenant il faut que le Général s’en aille. »
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31 décembre 1969 [L’affaire des vedettes de Cherbourg]
Note JT sur ladite affaire : Cinq vedettes destinées à Israël, placées sous embargo [voir supra], avaient quitté le port dans la nuit de Noël et gagné Haïfa le 31.
Ne passez pas vite sur la question écrite par M. Lecanuet qu’il adresse au ministre d’État chargé de la Défense nationale. Jamais homme politique n’a eu besoin de moins de mots pour se livrer tout entier et être vu nu du haut jusques en bas. M. Lecanuet demande donc à M. Debré si le gouvernement français « prenant conscience du ridicule qui l’atteint dans l’affaire des vedettes parties de Cherbourg n’entend pas tirer les conséquences logiques de la leçon qui lui est infligée en mettant fin à la politique d’embargo à l’encontre d’Israël… »
Au moment où j’écris, l’enquête est en cours, le gouvernement s’informe ; il n’a pas dit un mot ni fait un geste qui puisse prêter au ridicule. En revanche, c’est vous, dont la haine reste sur sa faim et qui êtes comme un enfant trépignant incapable de se retenir. Ce ridicule, cette humiliation infligée à la France, vous faites semblant de les tenir déjà, vous en mourez d’avance de plaisir et vous dites vous-même de haut au gouvernement ce qu’il lui reste à faire : abaisser la France devant Israël, détruire notre politique au Proche-Orient… On frémit de penser que l’homme qui parle ici nous avons pu croire, il n’y a pas si longtemps, qu’il était à deux doigts de devenir le ministre des Affaires étrangères de M. Poher.
Je n’en pense pas moins que, si l’enquête le révélait, s’il y avait eu des contacts, à quelque échelon que ce soit, du côté français, avec les services secrets israéliens, ce serait plus qu’une faute grave, ce serait un crime.
« Le parti de l’étranger », c’est une accusation dont on a usé et abusé en France pour disqualifier l’adversaire. Il n’empêche que ce parti a toujours existé chez nous : durant tout l’Ancien Régime, où des restes d’esprit féodal maintenaient des liens particuliers qui ne paraissaient nullement criminels, les reines de France étaient ou italienne, ou espagnole, ou autrichienne. Louis XVI et Marie-Antoinette ont payé pour tous une trahison qui n’en était pas une à leurs yeux : la France, c’était le roi, et il ne pouvait se trahir lui-même.
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1er janvier 1970 [Les vedettes de Cherbourg : suite]
Dans l’affaire des vedettes, les sanctions frappent haut : deux généraux en font les frais. (Note JT : La décision est prise au Conseil des ministres du 31 décembre. Le 1er janvier la France demande le rappel de l’amiral Limon, conseiller à l’ambassade d’Israël depuis 1962.) Mais ce qui importerait à mes yeux serait de savoir s’il y a eu négligence ou inattention dans le service, ou si la connivence de ces chefs avec Israël est prouvée ; s’agit-il d’un coup monté entre les responsables français et une puissance étrangère tendant à saboter la politique de la France dans le Proche-Orient ?
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Fin février 1970 (p. 313) [Le « voyage tumultueux » du président Pompidou aux États-Unis]
La question n’était pas de savoir s’il [Georges Pompidou] mérite ou non la sympathie, ce qui dépend des inclinations de chacun, mais s’il était vraiment l’homme capable, comme je l’ai toujours dit et cru, de prendre la suite de De Gaulle, c’est-à-dire de continuer le gaullisme. La preuve est faite aujourd’hui : au retour de ce voyage tumultueux aux États-Unis, il éclate aux regards que Pompidou est l’homme des situations difficiles, et que la France, sous son règne, demeure au niveau où le général de Gaulle l’avait laissée.
Note JT sur « ce voyage tumultueux ». Il avait duré du 23 février au 2 mars. La fourniture d’armes à la Libye et la réaffirmation devant le Congrès des États-Unis, le 25, que la France considérait Israël comme l’agresseur dans le conflit de 1967 avaient été très mal accueillies. Le 28, à Chicago, les représentants des communautés juives conspuèrent le président Pompidou, à cause de sa politique au Moyen-Orient.
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Début mars 1970 (pp. 314-315) [Le voyage tumultueux : suite 1]
Une seule patrie, uniquement aimée, c’est notre sort commun. Mais il y a ceux qui ont deux patries dont les politiques étrangères sont divergentes – ce qui crée pour ces citoyens-là des problèmes que je formule sans prétendre les résoudre ni même les aborder et en me gardant de tout commentaire : le seul fait de poser la question me rendant suspect du pire.
Note JT. Mauriac vise la communauté juive de France, ce qui risque de le faire taxer d’antisémitisme. À noter que Le Monde des 15 et 16 mars a publié sur le sujet un article d’André Fontaine, intitulé : « L’ombre de l’affaire Dreyfus ».
Georges Pompidou revient de son voyage tumultueux en ayant, grâce au président Nixon, renforcé l’amitié franco-américaine ; mais il n’en a pas moins sauvegardé la politique méditerranéenne qui est celle de la France que de Gaulle lui a léguée. Après cela, je m’étonne que l’on s’interroge pour savoir si ce voyage a été un succès ou non. Il l’a été avec éclat.
Note JT à « grâce au président Nixon ». En se substituant à son vice-président, le 2 mars, à la dernière minute pour assister au banquet offert en l’honneur de Georges Pompidou, Nixon avait voulu effacer les marques d’hostilité essuyées, pendant son voyage, par le président français.
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13 mars 1970 [Le voyage tumultueux : suite 2]
Un seul regret au cours de cette interview télévisée du président de la République [Pompidou], c’est que, d’un commun accord sans doute, le problème juif n’ait pas été abordé à la lumière des manifestations de Chicago [voyez supra]. Si le président de la République lui-même se dérobe, c’est que cette crainte d’être suspect d’antisémitisme qui cloue toutes les bouches trahit un malaise profond. Il faudrait le dominer enfin et que chacun puisse s’interroger librement.
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Début avril 1970 (p. 334)
La droite et la gauche conjuguées ne furent pourtant pas de force à l’abattre [de Gaulle]. Il a fallu que la défense de la politique française traditionnelle dans le Proche-Orient lui apporte ce surcroît d’adversaires qui ont fait pencher la balance enfin.
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11 mai 1970
Quelqu’un m’écrit : « Vous parlez souvent d’Emmaüs, de la place qu’occupe dans votre vie cette rencontre des deux disciples avec le Seigneur ressuscité ; mais savez-vous qu’Emmaüs n’existe plus et que pour des raisons militaires les Israéliens l’ont rasée ? » Sans doute le village détruit n’était pas celui de la rencontre adorable. Mais enfin il y avait un village qui s’appelait Emmaüs et qui, si j’en crois mon correspondant, n’existe plus.
[Dans l’édition du Point que nous utilisons, les guillemets sont ouvertes mais ne sont pas refermées ; c’est nous qui la refermons dans la citation, selon ce qui nous semble le plus cohérent, compte tenu du membre de phrase « si j’en crois mon correspondant », qui semble indiquer que cette dernière partie n’est plus la citation par Mauriac de son correspondant.]
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Fin mai 1970 (pp. 360-361)
Chez le même Grasset, un revenant, Bernard Frank, que je croyais mort depuis longtemps, car il ne nous avait pas accoutumés au silence, et qui donne tout à coup Un siècle débordé où je le retrouve : ce bavard inspiré est toujours là. Il tire sur moi à boulets rouges, m’accusant à propos de je ne sais quoi d’antisémitisme. Qu’a-t-il dû penser s’il a lu dans le dernier bloc-notes ce que j’écrivais d’Emmaüs et de ce village bien-aimé, si j’en crois mon correspondant, effacé de la carte ?
Il ne s’agit pas ici d’antisémitisme ni de philosémitisme. Même s’il n’existait plus en face d’Israël un seul Arabe, la Terre sainte demeurerait la Terre sainte pour la meilleure partie de l’humanité, le lieu de l’histoire dont « les juifs » comme les désigne expressément le Quatrième Évangile, sont les héros comme s’ils n’avaient pas eu d’autre rôle au monde que d’avoir accompli l’Écriture. Non qu’ils aient été condamnés d’avance à les accomplir, mais les Écritures ont été ce qu’elles ont été parce que les juifs ont été ce qu’ils ont été.
