La Mandore : Poèmes
Tant de serments détruits et d’espoir emporté,
Le rêve d’une vie en morceaux, avorté,
Et notre amour, Philis, est un château de cartes.
Puisqu’il faut que je fuie et qu’il faut que tu partes,
Nous avons bien perdu tous les deux notre temps
À bâtir sur le sable, aveugles, impotents,
Deux oiseaux abattus retombant sur la terre,
Qui chantaient mais depuis ont appris à se taire.
Et notre amour, Philis, dans l’abîme englouti,
Sert de gîte aux poissons, navire anéanti.
C’était un éléphant, déité noble et fière,
Qui marchait nuit et jour vers le grand cimetière.
*
Il me semblait parfois, devant notre projet,
Qu’une part de moi-même en avait le rejet
Et comme, aussi, la honte, ou la haine, et la crainte
Que tout cela ne fût de notre part que feinte.
Je voyais au-delà des larmes de bonheur
Un portrait de nous deux ensemble peu flatteur,
Quelque chose de pauvre et blême en sa fortune,
Du linge au lieu de gants baisés au clair de lune.
Je refusais de voir tomber un masque après
Que fut par toi conquis le but de tes apprêts.
Pourquoi de tels soupçons, à mon vœu si contraires ?
Quel fond de cruauté projette ses lumières
De palustres fongus sur l’amour innocent,
Sa délétère aura de lichen pourrissant
Sur le rêve éternel et grand de l’âme émue ?
Quel noir limon au fond de l’onde qu’on remue
Exhale un brouillard glauque entre les nénuphars ?
Et quels venins dissous dans les humus blafards
Infectent la pensée au couchant recueillie ?
Alors, dans cette foi par le doute assaillie,
Que pouvais-je comprendre à ton encerclement,
Quel penser pouvait bien ne point m’être tourment ?
Je me croyais acteur d’un vil opéra bouffe,
Arlequin fasciné par un jupon qui bouffe,
Un objet de mépris universel, mais toi
Que je voulais si fort chérir, sais-tu pourquoi
La fleur que dans nos mains jointes nous avons prise
N’est plus qu’un triste rêve effeuillé par la brise ?
*
La mandore
Par-delà les tourments, je t’appelle à nouveau.
Si notre rêve était ou trop grand ou trop beau,
Ce n’est pas notre faute, alors écoute encore,
Si tu l’aimes, le chant triste de ma mandore.
Pour penser je n’ai pas besoin de compliments,
Pour apprendre, de prix ni d’encouragements,
Mais que te chanterais-je, inspiré par ton âme,
Si tu n’en répands point par ta voix une flamme
Sur mon cœur, en disant des mots d’affection ?
Oui, je reste muet sans ta dilection ;
Je ne suis rien sans toi, barde moqué des Muses.
Car il n’est dans cet art ni finesses ni ruses :
Si tu ne m’aimes plus, j’ai fini de chanter,
L’esprit du rossignol ne peut plus me hanter.
Écoute ma chanson, Philis, verse une larme
Si tu sais que je suis prisonnier de ton charme.
Regarde le lion dans ses chaînes de fer
Se lever impromptu pour te chanter un air
Près de ton canapé, sur lequel tu t’éventes
En fumant au hookah, rêveuse, et tu décantes
Le thé dans une tasse en kaolin bleu-vert.
Si tu ne m’aimes plus, l’enchantement se perd,
J’ouvre les yeux, je vois ma misère infernale
Dans ton indifférence, et la chaîne fatale
Alors me servira de corde et de gibet ;
Tu me verras mourir, en mangeant un sorbet.
Par-delà les tourments, je te convie encore,
Encore, encore… au son de la triste mandore.
*
Quel démon ténébreux paraphera le pacte,
Quand je l’aurai mandé pour qu’il me rende intacte
La pure affection de ton cœur merveilleux ?
Quels incubes sournois et maléficieux
M’apporteront le philtre avec lequel contraindre
Ton amour que je crains de ne pouvoir atteindre,
Ayant pour mon malheur causé ton reniement ?
Avec quel sang humain paierai-je, quel tourment,
Cette dilection dont mon âme orpheline
Pleure la mère-perle ardente et cristalline ?
Ces lugubres secrets d’horribles parchemins
Me rendent redoutable au troupeau des humains
Mais à mes propres yeux impie et misérable.
Nos instants sont comptés, comme les grains de sable
Qui coulent dans le vase, et sans ton pur amour
Que m’importe de voir la lumière du jour ?
Tu ne veux plus aimer, me voilà donc infâme,
Ô me voilà banni du cercle de ton âme !
Me voilà donc un monstre, alors que d’un soupir
De ta bouche j’aurais accepté de mourir !
*
C’est pourquoi je te dis que la vie est cruelle.
Elle le serait moins si tu n’étais si belle,
Car celui qui te voit s’arrête de marcher
Sur le chemin, devient un inerte rocher
Que la vie abandonne au sort des choses vaines.
Inutiles tourments, infructueuses peines,
Ses jours sans lendemain tombent dans le néant,
Rien ne comble son cœur, précipice béant,
Et tout ce qu’il peut faire, en sa paralysie,
C’est de sentir le feu d’une âcre jalousie.
– Quand autrui la regarde, une dilection
Est belle, on applaudit à cette passion,
Et je sens la pitié qu’il faut bien que j’inspire
En ce monde, vivant quand j’aurais dû m’occire,
Blafard épouvantail agitant les corbeaux
Et semblant répéter le soupir des tombeaux.
*
L’amour n’a pas de place en un monde lépreux,
Comment as-tu pu croire un jour me rendre heureux ?
Tout ce qu’il peut donner, nous l’avons eu : souffrance,
Larmes, brûlants espoirs, et la désespérance.
Si nous avions reçu plus que cela, Philis,
Aurions-nous vu bientôt se faner ces beaux lys
Et l’or se transformer en plomb dans l’habitude ?
L’amour n’existe pas hors de la solitude.
*
Une île
(i)
Pas d’amour, ô Philis, sans une île déserte !
Pas d’amour sans une île indécouvrable et verte
Où nous serons les seuls à vivre, naufragés.
Cette île, dont j’aurai maîtrisé les dangers,
Nous permettra de voir dans un ciel sans nuages
Des couchers de soleil, blottis sous des ramages,
Serrés l’un contre l’autre, absorbés par le ciel.
Je n’ai que ton amour, rien d’autre n’est réel.
Une île ou je perdrai le trésor de ma vie,
Quand ta foi me sera par le monde ravie !
Une île ou, je le sais, tu partiras un jour !
Cette île aura beaucoup d’eau fraîche, et nous d’amour.
Une île ou tu voudras abjurer un poète !
Et je me fanerai, comme une violette.
Une île ou tu pourrais mépriser un rêveur !
Je ne pourrais survivre à si grande douleur.
Une île ou tu verras, sans l’aimer, ma faiblesse !
Tu ne me pourras plus prodiguer ta tendresse.
Une île ou tu voudras quitter notre oasis,
Et moi je ne peux pas ne pas t’aimer, Philis !
(ii)
Une île ou, je le sais, un jour tu partiras !
Comme tu m’es venue, un jour tu t’en iras
Et je ne verrai plus ta gaîté de mer bleue.
Une île où des sajous se tirent par la queue,
Sinon, je te connais, tu ne m’aimeras plus.
Une île où berceront les palmiers chevelus
Nos étreintes au bord de l’horizon limpide,
Sinon je ne sais quelle émotion turbide
Viendra peser la nuit sur ton sein oppressé ;
Quand ce trouble m’aura de ton cœur évincé,
Je ne serai plus rien. Une île, et nulle voie
Pour trahir le refuge éternel de ma joie,
Loin de ce qui dérobe à nos regards le ciel
Et que l’abaissement rend sinistre et cruel,
Loin de la servitude accablante aux faux astres.
Une île ou je vivrai de terribles désastres,
Tu seras l’instrument des haines sans pitié,
On mettra dans la main tendre de ma moitié
Le fer dont je dois être immolé par des lâches,
On me strangulera par nos douces attaches,
Tu ne sauras pourquoi le monde veut ma mort
Et n’écouteras plus ton cœur mais le plus fort.
Une île ou les péchés funestes de nos pères
Feront de cet amour la plus triste des guerres !
❤️❤️