Je suis mort : Sept poèmes
À Philis
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Ce goût de sang, si pur que mon cœur s’est brisé,
Cet amour sans parole et jamais apaisé,
Cet amour qu’un soupir frêle a pu faire naître
Et que notre néant ne fera disparaître,
Cet amour dont je meurs, cet amour dont tu ris,
Cet amour dont les jours angoissés sont fleuris,
Pourquoi ? Que veut donc dire à nos voix éphémères
Ce cri d’éternité dans les larmes amères ?
Pourquoi ? Que nous faut-il trouver dans cette nuit,
Si le mépris revient, si le remords nous suit ?
Pourquoi ? Ces mots, sans toi, que voudraient-ils bien dire,
Et sans toi que sera le nom que je dois lire ?
Je ne suis pas un homme à la hauteur des cieux
Pour trouver ton bonheur dans le bleu de tes yeux.
Ce qui n’a point de nom couvrira de tempête
La contrée où personne, y pensant, ne s’arrête.
J’ai mal de ta beauté plus que d’autres tourments,
De ton amour plus que de tous acharnements.
Il faut mourir, il faut fermer ce triste livre,
Car ton amour n’est pas pour ce qui voudrait vivre.
*
Si l’enfer est ce cercle où tu n’iras jamais,
C’est là que je veux être, ô femme que j’aimais.
Et si dans mon amour pour toi se trouve encore
Du feu, qu’il me consume, ô femme que j’adore.
Et si dans ton amour il reste encore un peu
De tendresse pour moi, brûle-moi dans ce feu.
Si jamais dans le peu que tu m’es devenue
Tu vois de quoi pleurer, c’est ma blessure nue.
Et si dans ta tendresse il reste un souvenir,
Jette-le dans le vent, que je puisse mourir.
Et si je meurs demain, ô femme que je pleure,
Qui feras-tu pleurer, pour qu’à son tour il meure ?
Et si plus rien ne peut nous réconcilier,
Moi je ne suis qu’un homme et ne peux t’oublier.
Et si plus rien ne peut rien, me rendre heureux comme
Je le fus avec toi, moi je ne suis qu’un homme.
*
Ce qui naît en ce monde est terminé d’avance,
La tombe ouvre ses bras à la petite enfance.
Que veux-tu donc de moi ? Ce que j’ai ruiné
Ne pourrait en ce monde être jamais donné,
Et nous avons eu tort de croire à ces promesses
Dans nos regards profonds et leurs tristes caresses.
Et je ne te suis pas non plus reconnaissant
D’avoir pu rendre heureux cet autre moi naissant,
Qui n’a jamais été qu’un étranger sans âme.
Comme si je n’étais aussi né d’une femme.
Dans cette lassitude où je suis à présent,
Je me détache enfin, propice apaisement,
De cet esclave fou qui voyait dans tes rires
Des papillons voler et planer des vampires.
Que veux-tu donc de moi ? Le tombeau s’est fermé
Dès l’instant où mon cœur de soupirs s’est formé.
*
J’avais la passion de ton image en moi
Et n’ai jamais voulu te demander pourquoi.
Ta vie était alors une simple inférence
Au milieu des calculs de mon indifférence,
Mais enfin un secret me devint évident :
Notre conjonction n’est pas un accident !
– C’est comme si, le jour où nous nous aperçûmes
De cela, le jour où sans plus douter nous sûmes,
Je m’étais approché le matin du miroir
Et t’y vis, ayant cru que je devais m’y voir ;
Au lieu de mon poil noir tes deux pommettes roses,
C’était ma passion qui déformait les choses.
Alors, quand la tempête aura tout abattu,
Rêves, chimères, tout, comment souriras-tu ?
Il ne restera rien des aurores dorées
Qu’en pensant à nous deux nous avons adorées,
Qu’en pensant l’un à l’autre alors que nous pleurions,
Étrangers, combattus, debout, nous saluions.
*
Je suis mort
J’aurais voulu te dire à quel point je t’aimais ;
Si tu ne l’as pas vu, ça ne viendra jamais.
Si tu me crois vivant, puisque je suis la route,
Que ton esprit dissipe à ce sujet le doute :
Je suis mort.
Je t’aimais. Que veulent donc ces mots
Pour venir à ma bouche exprimer tant de maux ?
Je t’aimais, soupirais, je ne touchais plus terre,
Devenu transparent, devenu comme verre,
Et ne sais même plus ce qui m’a fracassé
En innombrables bris : tout ça, c’est du passé.
Je suis mort, mais pourquoi tant de regrets encore ?
J’aurais voulu te dire à quel point je t’adore.
Je suis mort mais je t’aime encore, alors dis-moi
Pourquoi je devrais vivre en ce monde : pourquoi ?
Je suis mort mais je t’aime, alors, s’il te plaît, tue
-Moi, tue, ô prends ma vie insensée, abattue,
À défaut du bonheur que je t’avais promis,
Et ne soyons jamais l’un pour l’autre ennemis.
Je suis mort, ma blessure était large et profonde,
Et maudit soit le jour où je vins en ce monde.
*
Devant toi s’ouvre un monde où le bonheur est vrai,
Différent de celui dans lequel je pleurai.
Que verras-tu là-bas ? qui pourrait te le dire ?
Ici le cœur qui parle est un cœur qui soupire.
Ne laisse pas ce rêve orphelin, sans appui,
Car il verra le jour qui se cache aujourd’hui.
Tu le verras, ce ciel qui parle à ta tendresse,
Il ne reviendra pas sur sa belle promesse.
Ne laisse pas ce rêve inhabile sans soins,
Alimente d’amour ses innocents besoins,
Donne à ce bonheur fou ta fidèle espérance,
Offre à l’ardent espoir le feu de ta souffrance :
Tu le verras, ce monde où le bonheur est vrai,
Différent de celui dans lequel je mourrai.
*
Perdus à tout jamais, les oiseaux de l’amour
Par l’orage emportés n’auront pas vu le jour,
N’auront pas vu la mer, n’auront pas vu le sable,
N’auront pas vu, Philis, sur le rivage aimable
Les arbres verdoyants de leur riant abri,
Le refuge lointain d’où la vague a souri,
Le pays dont leurs cœurs se faisaient une image
D’un si grand réconfort au sein de ce voyage,
Et je pleure avec toi leur essaim foudroyé.
Leur élan dans le gouffre accablant s’est noyé
Et je pleure sans toi ce désastre inutile,
Cet absurde naufrage, effondrement stérile,
Catastrophe sans nom… Que crois-tu donc cacher
Dans un silence amer de tombe ou de rocher ?
Non, rends à ces oiseaux l’hommage de ta peine,
Et soyons réunis dans la douleur humaine.
Une longue élegie, comme une rivière au puissant courant d’alexandrins, il y a dans votre poésie une double beauté, une beauté à la fois
formelle, épurée, et une beauté de fond, celle de la passion. Sept poèmes beaux comme des statues de marbre blanc capables de pleurer des larmes de diamant. Excusez ce double commentaire (incident technique). J’ai aussi beaucoup aimé la Lune de zircon, à la lumière différente mais tout aussi belle et puissante. Bravo ! Et merci.
Un grand merci, Frédéric, pour vos lectures sur ce blog et pour ces commentaires.